solstice (1 et 2)

Solstice

Elle attend. Elle a froid. Elle déteste le solstice d’hiver… Jour le plus court , nuit la plus longue. Elle attend. Elle a froid. C’est ici qu’elle doit attendre. Le gel fige la fontaine monumentale sur la place gigantesque. C’est joli, pense-t-elle, un peu rococo peut-être. Elle frissonne encore. Il est si tôt qu’elle pourrait se croire seule dans la ville inconnue. Elle est à l’heure. Train juste à temps pour le rendez-vous. Elle n’aime pas trop les voyages en train. Il y a du monde, du bruit dans les wagons. Même très tôt. Familles avec enfants à demi endormis, qui piaillent ou pleurent, rient aigu, bruits de papiers de bonbons, de biscuits cassés, sonnettes de téléphones intempestives et malvenues, immédiatement assorties des regards courroucés de ceux qui pensent – toujours?- à éteindre le leur avant de monter. Hommes en costard trois pièces et cravates, où vont-ils ? Réunions de travail, commerce, échanges, décisions, idées vides, mots creux, réunions, commerce, échanges, décisions, idées creuses, mots vides… elle connaît le cercle sans fin de ce monde qu’elle quitte sans raison, sans remord. Dans le train, elle ne lit jamais, elle regarde, observe les gens, photographie, mémorise. Parfois, plus tard, elle dessine ou dépeint, pour se souvenir.

Elle attend. Il fait froid. Son manteau est trop court, trop léger. Gants oubliés. Heureusement, il y a les bottes rouges, ses préférées. Elle regarde ses pieds, rassurée, réchauffée. Elle n’a pas de valise. Juste un sac, pas très grand. Le reste reste là où elle n’est plus.

C’est l’heure du rendez-vous. Décisif, le rendez-vous. Un rendez vous de changement de vie, ce n’est pas tous les jours. Elle attend. Elle a froid. De plus en plus. Elle doute. Est-ce une bonne idée ? Est-ce un contact fiable ? Cette femme qu’elle doit voir, qui est-elle au juste ? Sa proposition est-elle la bonne ? Est-ce ce qu’elle doit faire ? Est-ce maintenant ?

Elle est au bon endroit, à la bonne heure. Il doit aussi y avoir, bientôt, la bonne personne, celle qui l’emmène vers cet ailleurs à découvrir, cet autre elle-même qui doit se révéler. Elle attend. Il fait froid. Au fond de la grande place, une silhouette, longue, haute, un manteau qui bat. Elle attend encore un peu, elle n’a plus froid. C’est maintenant. La démarche est lente, très lente. Elle attend.

Sur rois des quatre côtés de la place, platanes dénudés peuplés d’une tribu de corneilles bruyantes. Elles semblent observer les deux femmes qui vont bientôt se rencontrer. Derrière les fenêtres, comme dérangés par le tintamarre des oiseaux, quelques rideaux se soulèvent. Elle ne sait pas que la ville est habitée, elle ne sait pas si son avenir se trouve dans un de ces appartements bourgeois ou bien ailleurs, loin peut-être. Elle ne sait rien et cela lui plaît. Elle ne veut plus savoir tout, tout le temps, prévoir, planifier, être disponible, au service de, prête à, déterminée à, accommodante. Elle décide que c’en est trop, qu’ignorance vaut découverte.

Les oiseaux planent, nombreux, elle pense à Hitchcock. Qui ne penserait pas à Hitchcock sous une nuée de corneilles ? Le temps s’étire, la place est engrisée de gel. Il fait un jour encore incertain. La rue qui l’entoure, suivant la forme presque carrée de la place, commence à s’ouvrir à une circulation matinale. Une voiture ou deux passent non loin, une vespa rouge… garçon ou fille la chevauchant, elle ne sait. Le casque masque. Vitesse réduite par le verglas. Où va-t-il/elle ? Travail ? Université ? Elle se distrait tout en guettant la forme lente qui approche. Un camion benne tourne l’angle, à la gauche de son regard. L’heure des éboueurs. Ils s’arrêtent, eux aussi ont froid, sont couverts jusqu’aux oreilles. Des hommes noirs en vert, travailleurs de l’aube. Un rideau de fer se lève à sa droite. Café ? Boutique ? Un homme sort du local, jette un œil dehors, et se replie vite à l’intérieur. Elle irait bien se réchauffer là.

Décidément, il fait très froid. Il est temps que s’arrête cette attente. Elle sursaute. La grande femme est soudain devant elle, comme si, pour la rejoindre enfin, elle avait fait un saut par dessus les derniers mètres qui les séparaient encore.

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