Sous mes petits pieds

Les pavés sous les sandales sont lisses et polis, doux dans leurs courbes sous la peau des petits pieds nus de l’été, alors qu’en hiver le froid les fend, la glace les prend et les enferme dans des interstices gluants de glaise et de glèbe qui collent aux pas, qui engluent et retiennent, qui s’accrochent de désespoir jusqu’au creux des pneus des tracteurs hautains, passeurs sans âme qui les abandonnent sans frémir au milieu du voyage, sur les routes goudronnées de la modernité destinées à l’ailleurs, au lointain, à l’autre extrémité de l’aiguille de la boussole, celle qui dit la chaleur, le soleil et le sable, les dunes qui enseignent l’infini en entassant des graines de sable stériles ou rien d’autres ne grandira que des graines de sable, stériles elles aussi qui engendreront paradoxalement des montagnes aux courbes douces et dociles se déplaçant dans le vent, plus douces et dociles que ces vagues d’eau capables de se dresser en lames, en déferlantes, en furies pour s’attaquer au plus dur des granit que leur patience infinie et leur détermination sans faille transformera en blocs, en rochers, en cailloux et en sable ; puissance et douceur de l’eau salée qui sait aussi bercer les bateaux et les marins dedans, debout et oscillants sur des planchers poisseux, taches de vin, de semence et de sang, carte du ventre, carte du tendre parsemée d’îles entourées de bois, entre lesquels ils naviguent, immobiles dans leurs bottes humides quand le sol se déplace et hésite doucement, quand il se cabre en tempête avec une force à te cracher sur le plancher des vaches, ce plancher de terre et de pierres qui monte et descends par les sentiers caillouteux ou neigeux des montagnes, parfumés aux fleurs des alpages ou à la sève de pin, les petits pieds de l’été dans de grosses chaussures bien fermées, seuls les mollets jouissent de la caresse des herbes en redoutant les griffes des chardons et les égratignures des arcosses, de pas en pas, dans les pentes arrêtées, c’est le montagnard qui se déplace sur des sols stables et immuables, immobiles à te donner le vertige.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.