#photofictions #05 | Suivre le départ qu’elle aurait pu prendre

Elle ne peut pas être certaine, mais il faut faire comme si. Jusqu’au bout. Il y a ce certificat d’hébergement qui est arrivé et l’espoir du visa à donner par l’ambassade. Alors, y croire jusqu’au bout. Sans négliger les tâches quotidiennes. Elle sort pour aller acheter le poisson au marché. Elle marche toujours la tête haute mais elle s’entraîne à regarder à droite et à gauche, elle se prépare à découvrir tout ce qu’elle aura à découvrir bientôt. Elle rit toujours avec la vendeuse de yet mais elle ne marchande plus que mollement. Il paraît que cela ne se fait pas là-bas et puis, l’argent sera sans doute plus facile à avoir. Elle est toujours aussi attentive aux lessives mais se dit que ce sera bien, un endroit du monde où l’on transpire moins. Elle s’arrête parfois, au milieu d’un frottement de linge ou d’un pilage de mil et son regard cherche en haut le genre de vêtements qu’elle portera bientôt. Elle a vu le style à la télévision, chez l’oncle. Tout ne lui plaît pas. Mais dans le ciel, il n’y a, à cette saison, aucun nuage pour montrer. Elle veut être irréprochable sur la cuisine, quand c’est son tour. Elle ne sait toujours pas comment elle va l’annoncer à sa mère et à sa grand-mère mais elle veut que ces derniers repas soient inoubliables.

L’annoncer en même temps qu’elle donnera la photo peut-être car ça, elle a négocié dur avec moi. Elle en veut trois, elle a dit qu’il lui en fallait une pour sa mère, une pour sa grand-mère et une à envoyer à l’homme là-bas, pour qu’il soit patient à l’attendre. Sa voix sonne un peu fêlée au moment où elle entre dans mon cube-studio. Des salutations normales mais à voix un peu fêlée. Comme quand on a le trac. Allez, voici les dernières photos faites de jeunes femmes, elles sont belles, non ? Il ne faut pas s’inquiéter, ça ne rate jamais… Surtout qu’elle a bien su s’habiller, félicitations pour le boubou-marinière aux couleurs de rouge et de brun. De ce côté du cube, le fond est idéal. Ah, il lui faut le temps de comprendre que je veux ce fond en arrière-plan, et donc où elle doit se mettre et moi aussi, elle est un peu perdue pardi… Il va falloir prendre le temps que l’expression disparaisse un peu de son visage. Parler de la plante, c’est une bonne idée. Elle a envie qu’elle soit sur la photo, la plante. Ça fait goût de là-bas, elle n’a pas tort mais il ne faudrait pas que les feuilles la mangent. Il faudrait qu’elle se tourne un peu, la lumière viendrait mieux à son front, mais pas trop quand même. C’est maintenant le moment crucial, lui faire trouver l’adresse. Ce n’est plus moi qu’elle doit regarder mais la personne à qui elle veut donner son portrait. Elle mentionne d’abord sa mère et ses yeux se baissent. Dommage ! Je l’alerte. Elle parle de sa grand-mère et je la sens prête à rire… pas tant ! J’ai mal au dos, il faut que je me redresse. Pourtant, c’est le bon angle, je n’ai pas de doute. Quelques secondes de pause et on reprend. Alors, il n’y a pas un troisième tirage de prévu ? J’entends pour la première fois le nom de l’homme qu’elle espère rejoindre là-bas. Et je dois m’incliner : cela se marque juste à la brillance du coin de l’œil mais c’est beau, ce mélange de crainte et de détermination.

2 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Suivre le départ qu’elle aurait pu prendre”

  1. C’est un joli portrait, pudique de part et d’autre, avec des non-dit dans lesquels j’ai pu glisser des mots, des regards. Merci Philippe.