#Techniques #04 | Gens du Livre

Ce que c’est qu’entrer comme dans un moulin. On ne croit pas si bien dire. Adam cherchait l’endroit depuis longtemps. Ce qu’il a trouvé au fond de la petite vallée : quelques pans de murs, des ruines avec arbres trouant et fixant les pierres avant effondrement. Au quinzième siècle, le moulin fournissait la farine au petit château d’en-haut.  On a dû lui dire : c’est de la folie, tu ne vas pas acheter ça, t’embarquer dans les ronces, près de la rivière qui garde en mémoire les tombés à l’eau. Ce n’est pas le genre à faire des commentaires. Il a décidé, un point c’est tout. Et à partir de là :  transport des poutres, matériaux récupérés. Debout sur le toit à couvrir, la charpente une fois remontée ; prenant des risques, défrichant puis replantant près de la rivière des arbres délicats jamais vus dans le pays. Il a gardé l’esprit des lieux, ouvrant à tous les portes de la reconstruction. C’est devenu le paradis sur terre, tout le monde l’a dit. Sa femme était presque toujours à ses côtés, jusqu’à ce que la maladie l’oblige au combat qu’elle avait tellement mené pour d’autres. Il a continué les travaux, offrant à ceux qui passaient fleurs ou boutures inattendues. Et puis un jour de portes ouvertes, la question s’est posée : pourquoi n’est-elle pas là ? Murmure dans une oreille : il mène une double vie. Elle ne viendra plus. L’endroit est toujours magnifique, il accueille les visiteurs émerveillés mais dans le paysage qui se referme, quelque chose dit la désaffection.

Ce que c’est que le travail d’équipe. Recrutée pour ses qualités évidentes, Hawa a travaillé avec les ripeurs de la déchetterie, et conduit le camion du ramassage juste avant la chute, à cause du vent qui a rabattu sur son épaule la porte de l’engin. Un long arrêt puis la recherche d’un nouvel emploi, l’entretien et la voici de nouveau sur le terrain – la première femme à entrer dans l’équipe de la voirie. Tant à faire : la sécurité elle-même est en jeu dans la manière dont on soigne intersections, bas-côtés et tout le reste. Bien accueillie par les hommes souvent plus forts physiquement qu’elle, elle a su faire son trou, comme ils disent. Par la suite, les nuages lourds sont apparus. De la jalousie comme d’habitude, la peur que la petite dernière n’empiète sur les prérogatives des anciens. Deux, surtout : l’énervé qui cherche la petite bête – le pied du panneau du Stop mal dégagé de l’herbe du talus, c’est à toi d’être vigilante, de ne rien laisser dépasser. Ou le fourbe, celui qui redoute les compétences de la nouvelle, une femme en plus, alors qu’il va sans doute bientôt passer chef d’équipe. Il tente d’influencer les autres hommes. Mais deux jeunes viennent d’arriver. Ils n’ont pas la même mentalité : détestent les vannes graveleuses et la manière dont quelques-uns coupent sous certains pieds l’herbe des talus. Elles se sent moins seule et le travail lui plait : elle a appris à soigner les routes, à être de ceux qui contribuent à diminuer le nombre d’accidents. Personne ne s’en doute.

Ce que c’est qu’une porte. Jour de crise : le fils a claqué la vieille porte de toutes ses forces en partant pour de bon. Le verre épais qui laissait passer la lumière derrière la ferronnerie a volé en éclats. La porte est devenue blessure béante, épaisseur brisée. Plus rien pour protéger la maison de l’extérieur – rue, pluie, regards des passants, questions.  Yeshu le menuisier est arrivé très vite, c’est celui qui a repris le métier de son père. Il n’a pas posé de questions. Discret, appliqué. Une grande douceur. Il a sorti son mètre, pris les mesures. Pris la mesure. Bien sûr ce sera du provisoire mais qui durera le temps nécessaire avant l’installation de la nouvelle porte, celle qui peut-être fera oublier la violence de la scène. On est passés dans la maison d’en face, le temps de la réparation. Je n’en aurai pas pour longtemps, soyez rassurés. Il est allé chercher les outils, scier une planche dans son camion soigneusement rangé. Bruit de la perceuse. Plaque de contreplaqué fixée derrière le fer forgé, jet d’eau de bas de porte, bien revissé. C’est fini, elle tiendra, pas d’inquiétude. En attendant. Travail soigné. Il a même ramassé les éclats de verre par terre pour que personne ne se blesse et les a portés lui-même à la déchetterie. Il ne veut aucun remerciement. Il a l’habitude des urgences et son savoir-faire fait le reste.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.