#techniques #04 | trois portraits

J.

Ce que c’est que la lumière

Elle entre dans le salon chaotique et encombré. Les murs et leurs échafaudages d’étagères surchargées de livres, la télévision constamment traversée de trucs débiles qui l’intéressent pas, ça la fait bien marrer toutes ces conneries, la table marocaine finement sculptée sous l’empilement des revues, les tasses à moitié vides, les cendriers pleins, les fauteuils trapus noyés sous les couvertures délavées et froissées, le panier en osier pour le coussin du chat, le chat. Elle se cogne entre les obstacles vers la grande fenêtre, baisse le store, à toute vitesse, en faisant tournoyer la manivelle d’une main, comme un lasso. Une moue crispée sur le visage maigre, une pâle grimace de douleur, comme sous un coup invisible. Elle rabaisse la farine moulue derrière la vitre, qui déchire ses yeux, brûle, lui traverse la peau comme par infiltration, une intense flambée de blanc réverbérée par le crépi clair de la maison d’en face. Dans ce matin partout forcément des gens levés lavés vêtus nourris (pour la plupart) marchent passent entre les façades, dans les rues, sillonnent les trottoirs. Dans les grandes villes elle l’a bien vu, c’est comme les bancs de poisson quand ça s’engouffre par vagues dans les nasses de métro, en dégringolant les escaliers invisibles, sinon solitaires, pressés, ou par deux, enveloppés de paroles. La variété est grande des façons de meubler la ville avec des corps, la variété est grande de se noyer dans les flaques d’ombres, se calciner aux rayons de soleil. Chez elle c’est plus réduit et chaque jour ça meurt un peu plus encore : toutes ces rues des vitrines bouchées de panneaux bois. La lumière ça lui fait surtout baisser la tête, relever la cagoule, fixer la pointe des chaussures par deux comme des gendarmes à motos s’amuseraient à se passer l’un devant, l’autre derrière, et alternatif. Ce que ça lui fait ce trop, ce bain de photons et d’ondes électromagnétiques, comme buter contre un mur, tomber dans l’aveuglant repoussant, et elle aussitôt vomie échouée comme régurgitée d’écume. Tout ce blanc d’un coup ça lui éblouit l’intérieur de la tête, broie ses idées en poudre et disperse les flocons d’images, comme celle d’un souvenir d’il y a longtemps : le père agitait furieusement le cul du sac de ciment éventré pour en faire tomber les ultimes poussières au-dessus du tas de grumeaux gris. Après il faisait  gicler l’eau dans le cratère. Hier elle a entendu le médecin dire que c’est la faute d’une peau qui pousserait sur les yeux qu’il faudrait s’en occuper quand elle aura la possibilité mais là c’est pas trop le moment. L’autre maladie est revenue, lui bouffe tout le devant et le dedans. Elle a reconnu : pour tenir je fais comme avant je me coupe en deux, celle qui regarde – celle qui ferme les yeux.

B.

Ce que c’est que recommencer.

Ça lui prend à peine une demie seconde d’hésitation à peine le temps pour les mots de plonger se frayer un chemin jusqu’à va savoir où ? – dans quel endroit d’autres mots d’images de pensées de sons de souvenirs heureux ou malheureux – quel refuge d’un long continuum d’ivresses plus ou moins comateuses – histoire de clouer la tristesse comme les chouettes d’antan sur les portes des granges – pas vraiment une tristesse d’ailleurs, s’il fallait nommer l’état d’âme ça serait compliqué – une drôle de grisaille indéfinissable – traîne-godasse – tenue à distance respectueuse dans les grands fonds liquides – un temps englouti dissous recraché – elle s’est résignée à ce grand corps encombrant – toujours débordant, qui depuis longtemps se fige inexorablement – s’enrobe de plus en plus – s’épaissit se ralentit devient masse – empli de douleurs de raideurs de lourdeurs de vin de gin et de grognements – perd l’équilibre sans la canne ou le bras – réclame – elle a encore soif – il est temps il est l’heure de – la vie c’est fait pour ça – les bons moments qu’elle se donne – les bonnes affaires les bons restaurants – la vie rutilante – celle de l’été et de la douceur à la française exhibés dans la page Facebook – photos et plans à l’appui : B . et L. étaient ici pour lunch – chapeau de soleil immense terrasse parasols plats bouteilles et verres bloody marvelous – vaut mieux faire envie que votre pitié – celle des voyages mais ça y est elle a eu son compte : les Etats-Unis, les croisières, les aurores boréales – les consommations sur le bateau plus chères que tout le voyage – faut dire aussi que là-bas c’est pas donné, et puis quand tu payes qu’en fin de partie ! – l’Egypte trois fois – bloody gorgeous – chanteuse d’opéra elle dit – part d’un éclat de rire phénoménal – une déflagration – chanteuse d’opéra – je pourrai balancer tout ce que j’ai – « Si tu pouvais recommencer ta vie tu ferais quoi ?» À peine une demie seconde pour l’infinie consolation, le rêve de triomphe de puissance et de surplomb – surgie de ce corps immense et formidable sa voix envoûtante s’élève vole, hypnotise des foules captives aux regards admirateurs et envieux. Elle leur fera voir ce qu’elle a en réserve elle leur fera éprouver ce feu qui ne demande qu’à jaillir. Elle sera réparée.

M. S.

ce que c’est que la nécessité.

Visage carré. Les cheveux blonds. Un grand désordre de mèches suffisamment organisé (un doute subsiste), frôlant les épaules. Elle a l’habitude du rituel des rentrées littéraires et des promotions. Un air un peu fragile, poupée aux yeux d’un bleu très clair, presque gris, des lèvres rouges, mobiles et charnues. Elle répond une nouvelle fois aux questions sur son dernier livre. Comment le sujet est venu, que lui est-il donc arrivé pour qu’un fait totalement étranger à sa propre histoire réveille ainsi une telle charge intime – pourquoi le retour de pans entiers de sa mémoire ? Pull couleur rouille, monotonie troublée et structurée de quelques torsades. Le col large monte haut sous le menton bien dessiné. Veste à fins carreaux de chevrons, comme une autre peau suspendue au dossier de la chaise. Elle avait perdu l’envie et le chemin de son abri d’écriture. Elle a entendu cette émission à la radio. Ce jour-là elle s’est dit ça fera un bon sujet, ça me sortira du désert. La voix est douce et paisible, presque monocorde. Très vite, presque dès le début elle a perdu la maîtrise, plongé, s’est sentie débordée et envahie. La voix s’anime, enfle, ou baisse et parfois s’efface presque. La voix porte les enthousiasmes, les aléas, les doutes, la confusion des espaces du souvenir, la prise de possession progressive. La voix cite ce qui n’existe pas insiste, insiste pour exister. La voix dit perdue, dit j’oublie tout, dit sincérité, c’est la sincérité qui m’a tenu lieu de colonne vertébrale dans la traversée. Les mains tourbillonnent en mimant le remue-ménage, elle hoche la tête, ou bien lève les yeux dans le vague. Remous internes. Parfois elle sourit. Elle parle de cet âge incertain où ce qui ne se mesure pas fait basculer les destins dans la tragédie. Elle entend qu’elle est écrivaine de l’indicible, des secrets, des ambiances troubles. La tête s’incline sur l’épaule droite. La voix dit le travail d’approcher le vide où les mots n’ont pas été prononcés, la voix dit ça tue toutes ces histoires d’abus et d’incestes sans mots ou bien banalisés. La voix dit c’est un lent poison. La main a grimpé dans les cheveux, l’index enroule une mèche, la lisse, descend, la reprend. Longtemps.