#techniques #04 | Trois portraits

Ce que c’est que devenir

« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années ». Ça lui plaît bien, cette phrase, il ne sait même pas, quelle importance, qui l’a écrite, c’est le prof de français qui l’a dite en cours. Il s’en rappelle encore aujourd’hui, un an plus tard. Et dire qu’il y en a qui le trouve con ! En vrai, il ne saurait pas vraiment l’expliquer, il la ressent plus qu’il ne la comprend. Ça claque, ça fait son petit effet, garanti, devant les autres, pour ambiancer, ça déclenche toujours des rires. L’école, il n’aime pas, toujours des gens pour vous reprendre, dans tous les sens, qui veulent avoir le dernier mot parce qu’il ont le privilège de l’âge. Alors, il lui faut bien savoir se défendre, pas se laisser manger le foie. Briser l’autre sur le mur du sarcasme. Il a vu ça sur YouTube, l’autre fois, un type expliquait comment retourner contre l’agresseur la propre force de son attaque, c’est ça qu’il fait, renvoyer les fâcheux dans leur terrier, leur enfoncer le nez dans leur merde, les fâcheux, encore un mot qu’il apprécie, celui-là, il le tient de son année de cinquième. Il a sa petite collection, à lui, qu’il affute dans le silence de la torpeur d’une salle de classe, il envoie, d’un coup sec du poignet, les shurikens, pointu, dans son esprit, imagine les situations propices, les angles d’attaques, l’effet de surprise qu’il sait produire. D’une main experte, il récupère ses étoiles plein la tête et les relance dans une ronde sifflante et virevoltante, autre angle, autre situation, autres attitudes ; Créer de l’incertitude, chez l’interlocuteur ; Il sait utiliser les avantages de son physique, ses joues encore rondes, reste d’enfance, lui donnent encore un air innocent, mêlé à l’indolence de ses mouvements, il peut changer d’appui à tout moment. Son côté hybride, slime, le rend fort, insaisissable. Le monde, celui des adultes, il l’a compris de façon diffuse, aime les certitudes, l’esprit de sérieux et rejette, par la même logique tout ce qui lui échappe, la plasticité, le flou, le gris. Lui, il est sur le fil, un funambule entre deux vides, celui des premiers âges qui déjà s’estompent, et celui de la raison, droit devant, vers lequel ils veulent le faire glisser, de force, au chausse-pieds. Il veut rester cette balle rebondissante, bien rouge, qu’il retire de son nez et envoie à toute force rebondir contre les murs qu’on lui a tracé. Il veut laisser du désordre dans son sillage, faire parler sa force d’inertie et si, un jour ça lui revient dans la gueule, ou que ça s’épuise de soi-même, tant pis, il aura au moins bien mis le bordel, miskine !

Ce que c’est le souvenir

« Crevette, ma petite crevette ». Les souvenirs ça a toujours un cheminement bizarre. A l’improviste, ça arrive sans crier gare. Pourquoi là, pourquoi maintenant en plein milieu du magasin tandis qu’elle range les derniers arrivages de cahiers ? Dans ces cas-là, ce n’est pas la première fois que ça se produit, elle s’immobilise un instant, juste un instant, sans laisser le temps à la fatigue, qui la guette sournoisement, de la saisir par les chevilles et de lui remonter tout le corps. Si elle lâche la bride… La vision qui l’a prise, pourtant fugace, est bien nette : elle et sa grand-mère ramassant la salicorne, sans doute à la pointe du Siège même si ce n’est plus si clair. La chair verte, d’un vert bien vif, presque phosphorescent, du végétal, casse d’un coup et s’abandonne entre les doigts ; le sel peu à peu recouvre la main d’une fine pellicule, révèle et avive les petites plaies que l’empressement de l’enfance avait fait oublier . Cela, par contre, elle le ressent vivement : dans un mouvement réflexe, elle se met à inspecter ses mains, la délicieuse petite brûlure, là où la cuticule de son pouce est arrachée, elle l’a presque perçue. A fleur de peau, dans sa peau songe-t-elle, elle a toujours eu besoin de l’incruster cette sensation. Une manière de retenir la vie, un point d’ancrage dans le réel, une marque dans la traîne de l’existence, avec la piqûre comme un arrêt, une façon de garder à soi, en soi, que personne, même par la force, ne pourra lui reprendre. C’est exactement ça qu’elle fait quand elle s’offre un tatoo, marquer d’un signe de croix indélébile sa mémoire, marquer au dermographe, sentir la douleur et l’encre la remplir, cette douleur, combler ces moments heureux ou pénibles, mais importants, tous. Pour être léger, il faut savoir appuyer là où ça noue, chercher l’attache et après d’une impulsion sauter dans le vide et continuer. Ne pas détourner les yeux, accepter et résister conjointement. L’époque avide de concepts nouveaux, à vendre sur les plateaux télé et dans les livres qui vont bien avec, appelle cela résilience. La définition psychologisante ne lui convient pas, trop plastique, trop molle, mais son acception en physique, elle l’a retenue : « valeur caractérisant la résistance au choc du métal », elle en aime l’idée et la retourne souvent pendant le travail. Elle, si fine, en savoure la pesanteur, la matérialité, ça claque, ça ne plie pas au moindre souffle, il y a de la plénitude et de la franchise, c’est direct, ça ne tortille pas. Mais, dans le même mouvement, ça épouse, fait corps, coule incandescent au creux de la veine, et à force de friction, ça monte en température, et tout est vaporisé, quelque part, invisible, mais présent.

Ce que c’est que les mots

Certains mots sont intraduisibles. Ce sont des nœuds. Ce sont des sensations qui font nœud, qui font corps dans la chair. Certains mots ne s’expriment pas, ils sont incarnés, ils sont en nous ils sont, au creux de la poitrine. À chaque inspiration. À chaque expiration. Ils sont dans les battements de notre cœur. Ils sont dans le flux et le reflux du sang. Elle les voit et les sens plus qu’elle ne les entend. La télé a beau brailler, elle ne l’écoute pas vraiment, un bruit de fond, pendant que les bulles de sa journée écoulée remontent à la surface. Elles gonflent, ont leur propre inertie, et puis grosses, elles libèrent d’elles-mêmes. La fatigue lui fait cela, tous les soirs, la fatigue rend son corps à sa propre géographie. C’est un paysage que les gestes, ses gestes répétés, répétés au fil des heures, ont révélé. Des failles, des creux, dans les reins, la carcasse, elle est jeune, mais déjà cela grince, baille un peu dans les coins. Des ombres et des murmures s’y sont tapis. La télé est trop forte, la lueur cathodique forme un halo protecteur, le son un refuge. Les mots des voix peuvent alors ressortir, se glisser au dehors sans fracas. Chacun sa forme, sa texture, son odeur comme les peaux qu’elle lave, qu’elle frotte, dont elle retire l’odeur – provisoirement – et qui reviennent à leur vérité première. Les vieux, ses petits vieux, les mots ils les oublient et les laissent sortir sans fard, sans plus le souci de la convenance, dans leur nudité, leur crudité. Elle croit que c’est pour ça qu’elle aime ce qu’elle fait même si ça blesse, même si ça use. À l’école les mots lui jouaient des tours, il fallait toujours les interpréter, les triturer, pour leur donner un sens, toujours abstrait et qui lui échappait. Dans son métier, elle n’éprouve plus cette gêne ressentie alors. Les mots ne sont plus les mots, ce sont des personnes, des voix, des histoires, des sentiments, des colères, des engueulades parfois aussi. Il y a en eux une urgence, une adhérence qu’elle ne retrouve pas ailleurs. La télé l’éclaire de biais, dans sa lucarne des plages paradisiaques, des corps, pas ceux dont elle s’occupe pour la toilette, d’autres corps, trop sains, trop bronzés, trop musclés. Leurs mots dans la vantardise, l’invective ou la séduction couvrent ceux que l’on lui adresse dans son propre salon. Un homme lui parle. Elle le connait bien, il la côtoie dans son intimité plus qu’il ne l’a partage. Ça n’a pas toujours été comme ça. Elle le sait et elle peine à y croire. Les mots, les gestes, les regards entre eux sont des mues, des peaux mortes laissées à l’abandon comme des vieilles guenilles. Ça n’a pas toujours été comme ça et elle le sait. Elle ne veut plus y penser.