Terres

Les genoux tantôt se cognent tantôt s’enfoncent dans la terre où il faut qu’ils s’avancent, la terre noire des matins pluvieux, terre à limaces, terre à vers de terre, terre à pourriture où dégoulinent les feuilles arrachées des plantes de tabac, leur saveur amère dans la bouche et la couche de crasse sur les mains qu’aux matins secs on lave à cette même terre devenue grise, terre aride, terre dure, terre pierre, mains qu’on enfonce au sol pour que s’efface cette couche infâme à l’heure du chocolat sur le pain blanc dont aucune amertume ne doit souiller la douceur éphémère, mais déjà les genoux, mais déjà les jambes, mais déjà le corps entier s’écorche aux cailloux, la terre boit le sang des écorchés, elle s’en nourrit pour que poussent les chardons, les orties, les ronces ennemies des enfants agenouillés qui n’ont de choix que d’avancer jusqu’à ce que midi les relève dans les traces des roues de tracteur, dans les ornières des chemins creux, dans le craquèlement que le soleil inflige à la terre, terre battue de la cave de devant aux relents de choucroute et de confitures où se réveille la peur de descendre les escaliers à cause de la pullulation des vers à queue qu’on appelle éristales et qui sont des larves de mouches et à cause de la peur de leur agonie visqueuse quand ils sont écrasés par nos pieds nus sur les catelles rouges du corridor d’en bas avec les pattes des poules qui pataugent dans le purin et les oignons que maman étalait dans l’écurie au cheval où jamais nous n’avions vu de cheval puis le soir, loin de la poussière, loin du fumier, loin du béton du hangar, nos pas lents dans la rivière où nous lovions nos pieds fatigués dans la mousse verte, où nous les massions au sable et à la molasse sous l’eau glacée qui revigore, quand la nuit de juillet tombait sur les sols refroidis de notre enfance terre à terre, terre qu’on retourne à l’automne, le soc et le sillon, la plaie qu’on ouvre, les touffes d’herbe à l’envers et la pelle carrée dans le jardin quand la sueur tombe goutte à goutte du front sur la terre qu’on tranche, terre grasse, terre humide, mais il ne faut pas toucher aux fraises, a dit marraine, il faut retourner la terre des haricots qu’on écosse, la terre des haricots en paquets plastique dans la cave de derrière aux relents de kirsch et de pomme en bombonnes, la terre battue de la cave de derrière avec à côté une dalle de béton, le béton frais dans la brouette qu’il faut remuer puis étaler à la truelle sans laisser de traces de doigts, parce que la dalle doit rester plate, sinon l’oncle maçon va gueuler, de toute façon il n’arrête pas de gueuler, l’oncle maçon, l’oncle au fil à plomb qui gueule par principe, l’oncle à genou avec la truelle, l’oncle penché sur la dalle encore fraiche, attention, il ne faut pas marcher dessus sinon il va gueuler, l’oncle maçon, il faut attendre avant d’enlever les planches autour de la dalle et la bulle dans le niveau à bulle ne doit pas bouger, la bulle doit rester immobile pile au milieu du niveau à bulle, sinon l’oncle maçon va gueuler, l’oncle maçon qui venait aider à la ferme, l’oncle maçon qui gueulait quand il venait aider à la ferme avec le râteau au bout du champ, le gros râteau qui râcle la terre sèche des regains, le gros râteau lourd qu’on tire derrière la botteleuse pour une botte de plus, parce que le grand-père a dit qu’il fallait que rien ne se perde, pas un brin d’herbe, pas un trèfle, pas un pissenlit, alors on tire le gros râteau derrière la botteleuse et les dents du gros râteau se plantent dans les talons qui saignent sur la terre avaleuse, sur la terre qui se soûle de sang, sur la terre ingrate et alcoolique, et après les regains, ça recommence, il faut à nouveau tirer le gros râteau pour la paille, la paille d’orge qui pique aux mollets quand la poussière monte de la terre comme la fumée d’un feu qu’on fait l’hiver en forêt sur le tapis de feuilles mortes qui craquent sous le pas quand on se baisse pour ramasser des brindilles et alimenter le feu devant qui les regards fatigués s’épuisent jusqu’à l’ivresse, tant il n’est pas de spectacle plus fascinant, dit papa, qu’un feu qui ronge les buches, les buches noircies, les buches rougeoyantes dans le crépitement du feu quand on y jette des faînes de foyard et les flammes orangées et les flammes bleues puis la braise puis la cendre quand le feu meurt à petit feu, ne laissant sur le sol qu’un cercle vide, nudité grise qu’on achève en versant sur le râle du feu un bidon d’eau fatal.

.


A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

4 commentaires à propos de “Terres”

  1. Bravo pour ce texte, un peu trop court à mon goût, qui sait pourtant me transporter vers tant de temps souvenirs de marcher, de pieds, de sols ressentis dans les bonheurs d’avant… Il va être bien cet été avec autant de sentiments.

    • Merci pour ce commentaire qui me fait grand plaisir. J’ai aussi le sentiment que mon texte est trop court mais ce n’est qu’un début… D’autres idées, d’autres phrases et d’autres sols viendront.

  2. une terre que je reconnais, celle du début, dure, aride, écorchante et grise, qui m’a fait apprécier la terre riche et grasse du nord (un nord très proche mais nord tout de même) mais qui est Ma terre

    • Merci beaucoup pour ce commentaire. Toutes ces terres, celle du début et celle du nord, sont la même terre, comme elles sont la même phrase. C’est du moins ce que j’ai essayé de décrire.