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( non que je fusse sur le point, où d’autres dans la vallée m’avaient devancé, de prendre l’auto. C’est à son bord que je me tenais et encore, pas à bord mais au bord : à sa surface. Il flottait là une insistance, comme une instance. Elle tenait à sa couleur. Blafarde avant l’aube. Pâle à la place de la lune. N’était-elle pas égale à elle-même ? À la blancheur de l’auto, à sa pâleur de veilleuse ou de liseuse, à sa phosphorescence d’amanite, sa luminescence, comment dire, à son rétroéclairage, j’entrevis pourquoi je n’avais pas, dans la maison, fait la lumière.

( seulement j’étais debout et quoi faire à cette heure avancée de la nuit d’autre qu’ouvrir une parenthèse ? Que tout grand ouvrir ? J’ai ouvert : les volets de la rue. J’ai laissé ouvert les fenêtres. J’ai traversé le séjour pied nus et silencieux, ouvert la porte-fenêtre donnant dans le jardin. La pluie faisait chanter la rue. Elle baignait de son haleine le jardin. Je naviguai de l’un à l’autre. Elle n’était en rien une précipitation. Il pleuvait comme on respire. Entre la pluie et la nuit, il régnait une douceur. La perturbation annoncée était donc venue. Venue dans la nuit ou avec elle. Je ne voulus faire aucune lumière. On était avant le premier oiseau.

( ce n’était pas mon heure. La pluie m’avait fait sortir de mon lit. Trop tard pour la veille, trop tôt pour le jour. Il n’était l’heure de rien, ou de rien d’autre me concernant, il était grandement, seulement temps. La nuit touchait à sa fin comme les premières autos, une à la fois, sous la pluie me l’indiquaient, empruntant le même refrain criard. Brièvement elle cessa, je n’entendis alors que l’eau couler dans le regard. Les autos stationnées ruisselaient. Rien sous elle ne bougeait, l’air entier semblait aise, à la respirer comme moi. La pluie. La nuit. Elle n’en avait plus pour longtemps mais la nuit n’est-elle que du temps ? Existe-t-elle ? A-t-elle été ?

( mais où ? L’éclairage public n’avait pas rappelé le quartier à l’ordre. Pas balayé la nuit encore, au contraire des phares des autos des premiers travailleurs jetés isolément dans leurs habitacles, sur la route que les eaux du ruissellement sous les roues rendaient criante. Car c’était la route qui descend du fond de la vallée, c’étaient les premières autos du jour qui vient. C’était sous nos fenêtres, nos corps, au débouché de notre rue, au panneau stop la route que tout le monde prend, et est-ce que je ne l’attendais pas là ? Je prenais juste une respiration — j’avais mis le nez dehors, dans l’ouverture où maintenant je me tenais, entre les murs du lotissement. Je ne m’attendais pas à rencontrer cette persuasion.

( heureusement qu’elle y était ! Je la vis. Je la vis dans la nuit. Je la voyais de nuit. Elle était sous mes yeux. Elle était là. Comme toujours. Comme jamais. Je n’avais rien à y voir, qu’à m’en pénétrer, que dis-je, qu’à en prendre acte : constater sa capacité à être blanche dans la nuit — en concevoir la possibilité. De toute son inertie elle était là. Là gisait, agissait sa force. Je me redis : elle était la possibilité d’être blanche au sein de la nuit. Avant tout autour d’elle, avant l’aube même. Blafarde. L’aube était levée là, l’aube en l’auto, l’aube en germe sous mes yeux et comme sous moi, mes fenêtres où chaque soir je la laissais — où je la laisse sans un regard — où, dehors, elle dort. J’étais en dehors de l’automobile, j’étais, donc, exactement dans son aire d’influence et je ne peux déjà plus me retenir — vous m’avez vue ? — de passer au présent. Son stationnement m’interroge ? Non, me stupéfie ? Me frappe. Sa station là dans la nuit. M’appelle ? Elle ne m’avait pas jusque là fait cet effet : elle m’attendait.

C. Leonardi & F. Stagi, Kappa, table basse, 1970