Toujours autre

Ce qui pousse à revenir au même endroit, toujours autre, toujours déplacé. Ce qui tient le toit, tient du toit,  et forme le toit : un assemblage de fragments serrés, dessinant  l’espace protégé  et déclenchant la présence de l’horizon, au-dehors.  Ce qui pousse hors des retranchements, comme dans la nécessité de déménager les mots qui brûlent, de les transporter avec les objets dans des cartons jusqu’à la lie,  dernière séparation, sans céder à la tentation de l’incendie.  Ce qui fait que la fenêtre sépare les deux temps comme disait le petit enfant observant les lieux tout juste investis. Ce qui égare à cause de l’irruption du rêve agissant comme le rappel d’une origine dont les contours forment un battement, peut-être le chemin du corps. Il y a bien une silhouette : la question de fond. En fermant les yeux, on la voit, on la retrouve. La question cherche. A tâtons. Cherche après. Et sur les côtés, dans la coulisse, quelqu’un tente de murmurer pour elle les paroles manquantes. Mais la question n’entend rien et ne supporte ni les réponses, ni les portes fermées. Elle n’en fait qu’à sa tête, invente une langue vivante et incompréhensible qui transporte ce qui se présente, ce qui attend. Quelqu’un attend dans l’entrée et quel travail pour comprendre la question, quand le terrain  en temps de guerre est piégé par tous les malentendus qui errent dans la langue. La question est aussi  question du visage. Lancinante, comme toute question de fond. Elle ne peut disparaître, et lui non plus, le visage. Tendre et dangereux comme dans la chanson qui existe, puisqu’elle est écrite et qu’on peut la retrouver en écoutant. Retrouver le corps.   Et le corps de la question, ce serait quoi, si on cherchait à voir plus loin ? Il émergerait des  strates, des entassements,  des déperditions,  des disparitions ; il y aurait son  ventre où circule l’étrange douceur, un fruit sans explications, né de la mort elle-même. Qui peut comprendre ?  Question. Celle de la langue qui charrie tous les éclats, lourds et hétéroclites  dans  la péniche nommée Evidence sur le bassin de l’Arsenal. Pour l’instant immobilisée, encore attachée au quai, sous la pluie comme dans le Nord.  Entravée : il faudrait pouvoir la décrire et surtout savoir comment elle  partira, très lentement, remise au niveau de l’eau par le jeu de l’écluse. Ecrire son attente, écrire la question du visage migrant  sur la rambarde, celui qui guette au tournant l’ombre d’un sourire. Seulement l’ombre.  La question est pensive. Sur le banc d’une ancienne place aux quatre  fontaines bruissantes, elle se pose,  regarde les marronniers  qui encerclent une statue cavalière  et sur le sol martelé, des bogues vides. Les marrons d’Inde : tous ramassés à cause de la nostalgie? Question. A l’angle de la place, devant la maison de l’auteur prise dans les barricades :   cris, cavalcades, sirènes qui s’approchent et  course des policiers dans la diagonale de la statue. Qui poursuit quoi ? Accourir pour comprendre, dans l’instant exact de l’écriture, mais déjà l’attroupement se défait, elle est  semée sur place  et renaît au contact des endroits traversés  dans la ville qui ressemble à tout ce qui lui échappe. La question qui s’écrit est une caméra. Au sortir d’une bouche de métro, elle saisit  une figure de l’inlassable : un guitariste amplifié joue à l’infini, tellement plongé en lui-même qu’il voyage tout pâle dans le miroir sonore,  même si aucune pièce ne le rejoint dans l’escarcelle. Alors la question tombe avec un bruit métallique aux pieds du musicien qui relève la tête, sourit,  puis reprend son visage secret. Celui d’avant. Réverbération. Plus loin, une file d’attente : elle est dedans pour inaugurer encore un  déplacement. Attendre pour entrer. Penser en même temps. Là, seuls les objets présentés sont éclairés, pas les visiteurs. Des écrans aussi,   des projections en noir et blanc partout dans les cavités, ce qui est muet et ce qui ne l’est pas. Des spectateurs, une scénographie en dents de scie, un espace pour les questions de fond. Une histoire est née. Je cherche après.  Tout le monde sait et tout le monde s’interroge. Titine, la question : rit  dans les engrenages,  plante son cœur dans les petits pains, découpe  des morceaux choisis dans l’atelier pour créer l’animation qui en dira long sur elle.  Déjà elle  n’est  plus là, elle s’échappe à chaque respiration, échappe à la facilité. Elle fuit l’exposition en courant, perd ses moyens, une chaussure sur deux, s’engouffre dans la bouche, compte les stations et se retrouve hors d’haleine, hors d’atteinte, telle qu’en elle-même. En écrivant. Jusqu’où ? Question.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

Un commentaire à propos de “Toujours autre”

  1. Votre écriture est magnifique. Super émouvante. Je la lis en écoutant Max Richter. Plus les aquarelles en ouverture. Vibrant.