Une île dans la ville.

Chapitre 1

Il y arrive seulement, mais il a toujours été là autant qu’il s’en souvienne. Il est là depuis des années, des dizaines d’années, pourtant, c’est la première fois qu’il y vient. Le hasard l’a voulu ainsi. Cette fois ci, il n’a pas eu à prendre ni le train, ni l’avion. Les emplacements sont pris. Il tourne et retourne. Il n’est pas pressé, il préfère que le temps s’étale. Il ne s’intéresse plus au temps, à la durée, tout du moins aux heures, aux minutes, ces valeurs n’ont plus vraiment de sens ici. Quelqu’un part. Il se gare. Il observe les autres. Ils ont tous l’air grave, lourd. Une force les enfonce dans le sol. La gravité ici, n’est pas la même, c’est une île dans la ville. Le flot de voitures continue sur l’avenue comme le sang circule dans ses veines. Quelqu’un klaxonne. Il sort de sa petite voiture. Il avance le long de la contre-allée, une femme en manteau mauve promène un chien. Le mur en pierre de taille empêche de les voir. Il accélère le pas, il a hâte d’aller à leurs rencontres. Il n’est pas seul, devant lui, il y a un couple de personnes âgées. Il les retrouve devant la porte en fer forgé. On voit au travers, les allées gravillonnées, c’est un bel endroit. Ils attendent ensemble. Un lien les unit, un sentiment confus, une sorte de solennité. Ici, chacun est peut-être plus qu’un. La porte s’ouvre, il les laisse passer. Ils le regardent, ils ne sourient pas. Il comprend. Il avance, il est perdu, ils sont tellement nombreux. Il les voit, il les lit. Soixante-quinze moins quarante-trois. Quatre-vingt-dix-neuf moins cinquante-deux. Les fleurs sont belles, quelques petits oiseaux chantent discrètement l’arrivée du printemps. Ici, le bruit des voitures a presque disparu. Il entend les pas sur les graviers, quelques fois un murmure échangé entre deux ombres. Deux mille moins soixante-quatre. Il n’y a souvent que l’essentiel, le nom, le prénom, la date de naissance et celle de la mort. Ils n’indiquent jamais l’âge, il doit le calculer. Il doute quelquefois, alors ils vérifient, c’est tellement peu. Cinq ans. Six mois. Douze ans. Vingt et un an.  Il souffle, à chaque fois il souffle. Il continue, il attend une rencontre. C’est toujours pareil, il y a un signe, maintenant il le sait, il ne s’inquiète plus. Alors il avance le dos courbé de plus en plus. Il arrive à la fin de sa visite. S’il le faut, il restera jusqu’à la fermeture, il y pense déjà, il est prêt. Quatre-vingt-dix-neuf ans. Huit ans. Un an. Il arrive dans la partie la plus récente. C’est aussi l’endroit le plus fleuri. Deux mille vingt et un moins deux mille. Le vent chaud du sud lui caresse la joue. Il sourit. C’est Elle. Il note sur un calepin qu’il sort de son veston, les quelques informations gravées sur la pierre. Il sourit. Il a chaud, sa chemise colle à sa peau sous son veston. Il pense à demain.

Chapitre 2

Françoise traverse l’avenue, Max tire sur son collier. Un homme qui gare sa petite voiture la regarde. Il vient certainement visiter un mort. Elle vient voir Marcel de temps en temps. Elle laisse Max seul, mais ça l’inquiète, il n’aime pas la solitude Max, elle le comprend, elle non plus elle n’aime pas être seule. Demain matin, elle viendra voir Marcel. Max est plus calme après sa promenade, elle en profitera. Elle longe le mur, Marcel est juste là, de l’autre côté. Le jeune arbre qui avait été planté à cet endroit est mort après qu’une voiture l’ait percuté. Alors quand elle passe là, tous les matins, elle pense à lui, juste de l’autre côté du mur, elle lui parle et elle parle à Max, dés fois elle se trompe, elle explique à Max, qu’elle ne comprend pas comment elle doit remplir sa feuille d’imposition. Elle fait le tour du cimetière, Max a fait ce qu’il avait à faire. Elle remonte dans son appartement au premier étage du soixante et un boulevard Romain Roland. Elle accroche son manteau mauve au portemanteau de l’entrée. Cela fait soixante-quinze ans qu’elle habite ici. Elle a vu le périphérique sortir de terre. Elle a rencontré Marcel, quand elle avait six ans, il habitait au troisième, ils jouaient tous les jours ensemble, et puis ils se sont mariés, c’est comme ça la vie. Autour du cimetière à l’époque c’était un terrain vague, ils n’avaient pas le droit d’y jouer, mais ils y allaient quand même. Elle remplit d’eau l’écuelle de Max. Heureusement qu’elle l’a Max, Marcel il l’a abandonné. Un cancer, ç’a été vite. Elle n’a pas eu le temps de se préparer. Elle s’est retrouvée avec Max, elle n’a pas eu le temps de dire ouf, plus de Marcel. Elle fait ses mots fléchés du matin, il faut faire travailler ses neurones, le médecin lui dit à chaque visite. Lui aussi il a été surpris par la mort de Marcel, c’était son patient depuis quarante ans, ça lui a fait un choc au docteur. Quand il vient la voir, souvent il lui parle de Marcel. Elle l’écoute, elle aime bien quand il parle de Marcel et du temps d’avant, mais ça lui fait mal aussi, parce qu’après le départ du docteur…

Avant c’était Marcel qui promenait Max, elle a dû prendre la relève. Tous les matins, tous les soirs, quand elle prend la laisse, elle pense aux mains de Marcel, elle aimait bien ses mains. Il avait les mains fines. Elle se dit à chaque fois qu’il n’avait pas le droit de la laisser comme ça. C’est bien les hommes, pour se débiner ils sont forts. Elle le trouve difficile le mot fléché d’aujourd’hui, elle a du mal à se concentrer. Max dort dans son panier. Il ronfle, Marcel aussi il ronflait. Sentiment d’être seul ou abandonné en huit lettres ?

Chapitre 3

Il klaxonne tous les jours à cet endroit précis, il lui rend hommage comme ça. Tous les matins, il fait TU ,TUTU ,TUT en allant travaillé et tous les soirs en rentrant, quelques que soit l’heure. La vie est étrange, c’est ce clown qui aura plus marqué sa vie. Coluche est là, derrière ces murs. Quinze ans plus tôt, un soir de novembre, il a vu avec sa mère, cet homme ordinaire seul sur scène faire rire et penser toute une salle. Les spectateurs riaient encore à la sortie, ils se moquaient d’eux-mêmes et un peu de lui. Seul, en pleine lumière, il avait ce courage de rire de lui et de rire des autres. Quel choc, la veille il pensait encore faire médecine. Il dépasse le cimetière, il remonte, Alésia, le boulevard Montparnasse, il tourne. Depuis quinze ans il est éclairagiste au Théâtre Bobino. Bobino c’était aussi le nom d’un grand clown italien, c’est un signe. Jamais il n’a regretté son choix, merci le clown. Il en a vu des spectacles, il en a vu des grands artistes. Il travaille avec eux, ils partagent quelques moments, quelquefois ils boivent ensemble un verre au bar. Il les admire, il les suit avec son projecteur, seuls sur la scène, face à cette masse noire, ces respirations qu’ils entendent. Ils transpirent, il voit la peur dans leurs yeux au début du spectacle. Lui aussi il a peur ; il a peur pour eux. Aux premiers rires, aux premiers applaudissements, il respire. Il ne pourrait pas être à leur place. Ils sont fous de prendre ce risque, s’exposer comme ça. Il aime être là-haut, il les rend plus beaux, plus grands. Aussitôt qu’il a pu, il s’est impliqué dans les restos du cœur. Il a fait quelques tournées. Il est bénévole, l’hiver, il fait un peu le tri des dons et quelquefois il participe à la distribution. Quand Coluche a annoncé la création des restos du cœur, il n’a pas compris. Qu’est-ce qu’un clown allait faire dans cette galère. Il est allé un soir à une des premières distributions dans le dix-neuvième, des tentes sur un terrain vague, les gens sont arrivés, il a compris. Coluche est mort un dix-neuf juin, il y pense. Bientôt ce sera son anniversaire, il ira sur sa tombe, il ira voir le clown. Il y ira le matin de bonne heure, pour être un peu seul avec l’artiste. Il se gare, le long du cimetière Montparnasse. Il arrive à Bobino, il est heureux. Il trouve que la vraie vie est bien moins drôle que le théâtre.

Chapitre 4

     Ils attendent devant la grille depuis dix minutes. Jacques était impatient, Jacqueline s’est laissé faire. Ils entendent un klaxon, Jacques ne peut s’empêcher de dire : il n’y a plus de respect aujourd’hui. Un homme arrive, Jacques se méfie.

Ils commencent par le cimetière de Montrouge, ils habitent à Alésia, ça serait plus simple. Une vieille femme en manteau mauve fait crotter un bâtard au pied d’un jeune arbre, elle ne ramasse même pas la crotte. Jacques se retient, s’il ne craignait pas de se faire voler sa place, il irait lui dire ses quatre vérités à la vieille. Le gardien arrive, il ouvre, l’homme qui est arrivé après eux les laisse passer, c’est normal, il ne veut pas un merci en plus. Le gardien les reçoit dans un petit local. Jacques demande, ils aimeraient avoir une concession pour sa famille, lui, Jacqueline et leurs deux enfants. Le gardien lui répond que c’est impossible, la dernière place individuelle, il l’a vendue hier après-midi. Des concessions familiales il n’en vend plus depuis cinq ans. Ils sortent du bâtiment, déçus, Jacqueline propose de visiter les lieux, Jacques lui dit que cela ne sert à rien il n’y a plus de place. Jacqueline lui dit que ce n’est pas grave, qu’il serait bien aussi, enterrés à Saint George d’Oléron sur l’île. Jacques lui répond qu’il n’en est pas question, jamais il ne sera enterré dans un trou. Jacques lui demande si elle croit que cela peut être utile de contacter celui qui a acheté la dernière place, il voudra peut-être la vendre. Jacqueline lui répond qu’il n’a qu’une place, ils seraient séparés. Jacques lui répond que de toute façon ils seraient morts, donc qu’ils seraient séparés. Jacqueline n’est pas convaincue, elle lui dit que cela lui ferait de la peine. Jacques hausse les épaules, il pense qu’après tout si elle veut aller s’enterrer sur l’île d’Oléron, elle n’a qu’à y aller, mais il ne lui dit pas. Ils reprennent la voiture, direction Saint-Denis, la banlieue nord. D’après le gardien c’est le seul endroit où ils pourraient trouver une concession conforme à leurs souhaits. Jacques n’aime pas la banlieue nord, Jacques n’aime pas la banlieue. Il ne comprend pas, il est parisien il devrait avoir sa place dans un cimetière parisien. Arrivé sur place, il dit à Jacqueline que pour les visites des enfants, ce n’est pas l’idéal. Jacqueline lui rappelle qu’ils n’allaient jamais sur la tombe de ces parents, elle ne voit pas pourquoi leurs enfants feraient autrement. Jacques lui dit que c’est différent, c’est une autre génération, d’autres rapports, et puis le dimanche plutôt que de s’entasser dans un parc avec les petits, ils seraient mieux là, c’est plus sain. Jacqueline lui dit que la présence des morts ce n’est pas très sain. Jacques, lui répond qu’elle voit toujours tout en noir, il y a des fleurs, des oiseaux, de l’espace. Jacqueline est sceptique. Habité rue d’Alésia et se retrouvé enterré à Saint-Denis, Jacques dit au gardien qu’il va réfléchir, c’est quand même une décision qui engage sur le long terme.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

4 commentaires à propos de “Une île dans la ville.”

  1. J’aime les échos d’un texte à l’autre, cette manière d’aborder cette île un peu particulière à chaque fois avec un bateau différent. Beaucoup d’émotion à la lecture des ces textes, merci.