Quatre infusions d’une muse

Préliminaire – Il faudra travestir encore la muse qui a prêté ses traits, faire résonner les cordes pour engendrer plus qu’une image, choisir un nouveau nom, Adamante, Cléoniki, Efterpi ou Antenesca, faire tremper. Il faudra aller chercher dans la perplexité des blancs, dans la matérialité des mots, il faudra se servir de tout ça. Et enfin suivre la pente qui roule vers les fictions sans trop réfléchir, sans écarter d’emblée les sentiments de déjà-vu, laisser instiller les commentaires si précieux sur ma poterne initiale.

Adamante, première hypothèse

L’île d’Adamante serait située dans une zone à forte implication géopolitique, sans que n’éclatent aux yeux du visiteur blessures passées et dangers bien vivaces. Il y aurait des rues commerçantes à l’européenne, enseignes sans âme et dallages sans profondeur, de longues avenues comme des saignées, des quartiers orientaux, des zones interlopes où se croiseraient marchands, touristes, soldats de l’ONU et espions, des édifices en ruine, des vestiges inexplorés, des orangers, des graffitis. Et la boutique d’Adamante traversée par les uns et les autres. Une guerre intestine aurait déchiré le pays et laissé chacun séparé d’une partie de son histoire et de sa langue. Tous seraient ainsi à un degré quelconque en exil, nostalgiques, visionnaires, opportunistes, oubliés, ingénus. Le poste frontière serait labyrinthique, la zone neutre interdite. Adamante serait arrivée sur l’île juste après la guerre, choix étrange qui en intriguerait plus d’un, dont Achilles le douanier. D’autres personnes graviteraient autour d’Adamante et de sa boutique où chacun paraîtrait trouver quelque chose inaccessible ailleurs. Du fond de sa guérite, Achilles méditerait et tirerait la seule conclusion possible de son point de vue de fonctionnaire de police : Adamante est au centre d’un trafic, très probablement un trafic d’informations, Adamante sous ses airs insaisissables ne peut être que l’agent très actif d’une puissance étrangères aux intentions troubles, témoin les innombrables allées et venues d’individus inconnus dans sa boutique. Achilles aurait confié ses soupçons à Markos, lequel lui aurait proprement ri au nez ce qui aurait jeté un froid sur leur relation. Néanmoins force serait de constater que quelque chose se tramerait se tisserait dans les parages d’Adamante. Mais quoi ?

Efterpi, deuxième hypothèse

On cadrera autour du personnage principal, ici Efterpi. Ne pas écrire une biographie. Efterpi doit demeurer insaisissable voire ambiguë tenter un portrait en creux. Décrire l’alentour, plusieurs alentours, sur lequel(s) le personnage se détacherait comme en relief. Envie de se centrer sur la matière, les matières amassées, croisées, traversées, les matières tordues transformées en objets, les objets perdus détruits, les bijoux, la boutique, les objets qui vont et viennent et s’échangent. L’histoire commencerait sur une île grecque inventée ou engloutie, au large des lieux mythiques ou connus, se donner du champ. Efterpi n’aurait pas eu de parents, ou décédés, lointains, absents, décrits en silhouettes à l’aide de deux-trois traits (une voix, une mèche de cheveux, un geste). Commencer par exemple par décrire ce que la mer charrie sur son île d »origine en évitant naturellement tout symbolisme. La plage serait petite et en forme de croissant assez resserré, couverte de galets, peu fréquentée. L’époque serait peu déterminée. Efterpi aurait quitté l’île de son gré mais pas sans raison, peut-être parce qu’elle aurait perdu l’ultime lien avec sa famille ou son univers premier. Erré, amassé, perdu. Toujours rencontré des problèmes de papiers d’identité. Elle aurait aimé aussi, plusieurs fois, de plusieurs manières. Amassé des matériaux, des objets, des êtres. (Flouter la durée qui doit sembler très longue). Aura commencé à fabriquer des objets. Se sera établie sur une île étrangère, aura ouvert une boutique, aura tissé des liens, aura commencé à vieillir.

Antenesca, troisième hypothèse

Ce sera l’histoire de la fabrication d’un lien, en trois ou quatre tableaux. La narratrice serait la fille du marchand de bonbons de la proposition 4, aux prises avec la question de la véracité (et non de la vérité) des récits de son père. Le personnage pourrait s’étoffer de traits de la proposition 1 (danse, accordage/désaccordage dans le rapport à l’autre). Elle porterait le prénom Barbara. L’autre femme se nommerait Antenesca. Barbara rencontrerait, très jeune, Antenesca de passage à Paris, dans un lieu de transition, salle d’attente ou un moyen de transport. Elle la remarquerait                 par un détail                 qui s’incrusterait en elle. Antenesca pourrait lui sourire                 pourquoi pas lui donner un objet en discutant un peu avec le parent présent, mettons le père. Pendant des semaines, Barbara parlerait d’Antenesca, tenterait de l’assimiler aux récits de son père, s’efforcerait de l’inscrire dans la mythologie familiale. En vain. Le père démentirait avec forces métaphores confisières et récits parallèles. Barbara oublierait. Barbara en aurait assez de vivre dans des fictions, celles de son père et les siennes. Pour trouver la vraie vie, Barbara grandirait et voyagerait un peu. Des années après, le père de Barbara serait décédé d’une rupture d’anévrisme. Barbara en vacances retrouverait par hasard Antenesca dans sa boutique de bijoux. Antenesca                 en tous points semblable à l’image                 gravée                 dans la mémoire de Barbara. Barbara perplexe                  bouleversée par cette deuxième rencontre éprouverait que quelque chose                 lui aurait été retiré, tenterait de se raisonner pour ne voir avec la distance rien de magique ni d’incongru dans la situation si ce n’est la personnalité d’Antenesca. Barbara aurait rencontré le dentiste d’Antenesca à un dîner d’expatriés, fait dériver la conversation, entendu peindre avec tendresse et d’indulgence une femme merveilleuse mais fêlée comme tous les artistes, inapte à la vie matérielle, pour toutes ces raisons le dentiste la soignerait gratuitement. Le temps passant Barbara se marierait, n’aurait pas d’enfant au grand dam de sa mère. Barbara ressentirait sans s’en expliquer la cause le besoin impérieux de revoir Antenesca et partirait vers l’île sur un coup de tête. Antesneca n’aurait toujours pas vieilli, la reconnaîtrait,                 l’étreindrait,                 la chérirait,                Barbara s’affilierait sans le recours de la fiction de son père. Au fil des jours, Barbara s’aviserait qu’Antenesca est amaigrie                , fébrile                 incohérente par moments. Barbara confierait au dentiste une somme d’argent pour financer les examens et les soins d’Antenesca. Barbara partirait réchauffée, Antenesca soignée. De retour à Paris, une correspondance se mettrait en place dans un anglais chaotique. Barbara prendrait des cours de conversation grecque. La situation dans l’île où vit Antenesca se dégraderait ; le dentiste aurait quitté l’île avec sa famille, les touristes bouderaient, les expatriés s’affoleraient, les fonctionnaires du consulat seraient de moins indulgents face aux frasques administratives d’Antenesca. Elles décideraient de se retrouver à Paris. Barbara enverrait à Antenesca un passeport trafiqué acquis au marché noir. Barbara aurait menti à tous, Barbara s’apprêterait à une autre vie.

Kleoniki – quatrième hypothèse

La boutique de Kleoniki apparaîtrait d’abord comme une échoppe brinquebalante tenue par une écervelée. On hésiterait à franchir le seuil ou alors par hasard ou désœuvrement. On serait surpris par le foisonnement des objets, matériaux bruts, bijoux antiques, montages hétéroclites, on se laisserait charmer dans le désordre baigné par la voix de Kleoniki. On considérerait avoir fait une rencontre insolite à consigner au rang des souvenirs de vacances on en resterait là. Ou bien on reviendrait sans trop savoir pourquoi, peut-être parce qu’on aurait laissé dans la boutique une informulable question ou un objet convoité comme étant déjà nôtre. Ou parce que la chaleur de Kleoniki nous rappellerait la grand-tante qu’on aurait pu avoir. On y retournerait. Un rideau frangé borderait le fond de l’échoppe, une porte derrière le rideau, une porte sans poignée recouverte d’un tissu chamarré de pierres et de lettres inconnues. Kleoniki se souviendrait très bien de nous, dirait qu’elle n’oublie jamais personne. On achèterait l’objet, se parerait sans délai avec le sentiment d’un flux de vie en plus. Un poisson multicolore frétillerait dans un bocal en équilibre instable sur un plateau syrien, on ne l’aurait pas remarqué la première fois dans le fatras. Kleoniki chantonnerait un air étrange aux paroles indistinctes, on se demanderait : quelle langue, quelle époque. En sortant de la boutique on aurait, si l’on était touriste, voyagé à l’intérieur d’un voyage. On serait touriste. On remarquerait que la boutique n’a pas de nom ni de numéro de rue. On aurait croisé ce jour-là un indien d’Oxford en quête d’un cadeau pour sa fiancée aux yeux verts, on aurait souri de son embarras, croisé le regard complice de Kleoniki, proposé son aide. Les heures suivantes on serait légèrement assoupi dans un monde lumineux, comme quand le vent se calme et dévoile ce qu’on ne peux attraper. Le jour suivant on aurait le sentiment d’avoir oublié quelque chose dans la boutique. On se maudirait de ne pas avoir retenu le nom de la rue. Inquiétude. On déploierait des plans, questionnerait des passants ignorants sauf peut-être celle qui … mais. Inquiétude, inquisitions, in quarto. Par où était-on passé ce jour là ? On tâterait le bijou, les objets sont muets. Quelques jours plus tard on retrouverait sans la chercher la boutique de Kleoniki. On noterait nom de la rue et bâtiments adjacents. On entrerait, Kleoniki nous embrasserait, parfum d’ambre sur une note inconnue. Un cheval en trompe-l’œil au plafond, hennissant et farouche, tourmenté impatient. Effroi. On regarderait les bijoux histoire de, se sachant déjà cerclé. Kleonoki sourirait. Avant l’avion, le tout dernier jour, on viendrait saluer. La boutique aurait disparue, comme escamotée. Les voisins, les boutiques riveraines, tous incrédules, regards en biais haussement d’épaules sauf celle qui … mais. Scotchée sur la vitrine du coiffeur l’affiche d’un poisson multicolore frétillant dans un bocal en équilibre instable sur un plateau syrien.

12 commentaires à propos de “Quatre infusions d’une muse”

  1. Oh, c’est vrai ? J’adore ce livre même si je ne vois pas le rapport à première vue, mais parfois les livres aimés se glissent partout. Je ne vais pas oser le relire pour l’instant car risque d’inhibition totale. Merci beaucoup de votre soutien. J’ai le sentiment que mes hypothèses sont en fouillis, vouloir trop et produire un embouteillage 🙂 J’ai posté quand même car plus ça allait, pire c’était. Merci encore.

  2. Quelles délices de se perdre dans ces îles, ces zones, ces rues et ces boutiques éminemment romanesques. Douce et inquiétante étrangeté… vos hypothèses sont en un merveilleux « fouillis ». Merci pour ce que vous écrivez !

  3. Merci merci Fil Berger, de votre plaisir à explorer mon fouillis ! Je me perds moi-même dans ces venelles et ces îles, je pense qu »un jour ou l’autre un petit rangement va s’imposer 😉 le tracé d’un chemin, un travail de cartographie que sais-je … Je suis très touchée par votre lecture sensible et aventurière. Alors merci encore !

  4. Mille mercis Jean-Yves Robichon ! Votre immersion dans le texte me ravit. Votre « vous nous tenez par la main » me donne à penser (position de narrateur ?, égarer/retrouver, … ) et je sens s’y faufiler un possible élément structurant … à réfléchir. Comme quoi c’est parfois celui qui lit qui donne la main à celui qui écrit !
    Alors merci encore de votre lecture lumineuse.

  5. Waouh ! Bravo ! Je suis épatée, époustouflée, ébahie, ça me plaît de me promener, de me perdre, waouh ! comment faites-vous ?

  6. Merci Chantal Tran d’avoir apprécié le voyage ! Comment je fais … bonne question … Je ne réfléchis pas trop et en quelque sorte laisse le texte me conduire et les images abonder … le plaisir comme boussole. Je m’amuse beaucoup, me perds parfois (d’où, probablement, j’égare le personnage et tant que j’y suis le lecteur). La difficulté pour moi, c’est de tracer une ligne un peu claire, m’y tenir, et élaguer, résister aux délices de la flânerie …

  7. Déned, je viens relire votre superbe texte, ayant attendu d’avoir un peu plus de temps pour essayer de dire pourquoi il est si envoûtant. Pas sûre d’y arriver. Tout d’abord, vous dire que j’adore le titre, belle idée qui reflète bien la déclinaison de vos hypothèses. J’aime que vos personnages incarnent tant les lieux où elles vivent ou à l’inverse que de ces lieux si magiquement évoqués émanent ces femmes mystérieuses. Plusieurs fois j’ai pensé que vos muses pourraient tenir boutique dans une des Villes Invisibles d’Italo Calvino. L’idée de la boutique, lieu de la rencontre, de la transaction, de l’échange, lieu où on ne sait pas ce qu’on vient chercher mais où on trouve toujours quelque chose, me plaît beaucoup aussi. Hâte de lire le roman qui va s’écrire ! Et grand merci pour ce voyage.

  8. Mille mercis Muriel de votre commentaire si précieux. Gratifiant, déjà. Sensible, bienveillant. Puis éclairant : ce que vous pointez très justement (syntonie lieux et personnages) m’avait échappé en tant que tel et me donne beaucoup à penser (le faire varier, rapprocher, fusionner, écarter, …). Et cerise sur le gâteau, la possibilité de convergence des muses dans la Boutique. Puis l’écriture ou l’emprunt d’une ville invisible ! Quant au roman, je suis flattée bien sûr, mais franchement, je ne me sens pas trop à la hauteur (ni littérairement parlant, ni sur le plan de ma disponibilité, très restreinte, et encore moins sur ma capacité à tenir la durée sans éparpillement). Mais vous me tentez … je suis tentée … je suis fébrile 😉
    Alors merci infiniment, du fond du cœur d’une ville à venir … ?

  9. Je plonge avec ravissement dans chaque hypothèse, à vouloir en savoir davantage. Je n’ai pas cette impression de fouillis, relevé dans les autres commentaires. Plutôt la sensation qu’une histoire existe à chaque hypothèse et que je suis entraînée à vous suivre au jeu du « on dirait que… » en prégnance de l’enfance au cours de laquelle, à l’imaginaire, tout est permis !

  10. On dirait que la gentillesse de vos commentaires illumineraient l’espace des textes possibles ! Merci CM de vos généreux plongeons !