vers un écrire/film #03 | penser le monde en un jour

Penser le monde en cherchant la résonance du néant devant ma ruche inerte. Au petit matin dans le paysage inondé de givre pas une abeille en vue. Pas une température à mettre une abeille dehors. Penser que l’essaim est à l’intérieur à cultiver un peu de chaleur ou qu’il est parti mourir ailleurs. Penser à la vie cachée ou à la mort. C’est ça l’absence. Penser l’absence c’est penser au sommeil ou au néant. Penser l’absence c’est guetter un frémissement de vie. Malgré l’hiver. Malgré le froid. Malgré la résonance du néant.

Penser le monde en lisant le journal. Minuscule oeilleton braqué sur le nombril de nos êtres. Un match de foot gagné par les uns. Un politique qui a dit un truc qui a fait bondir les autres. Il fait froid il va pleuvoir les sagittaires se portent bien c’est la saint Barnard la bourse a clôturé en baisse les habitants de la commune de La Penne sur Huveaune où j’habite vont devoir voter de nouveau après la démission de plusieurs conseillers municipaux je vais devoir voter de nouveau je m’en fous qu’on me laisse tranquille je veux écouter les étoiles je veux sentir le vent je veux avoir froid et être trempé par la pluie. J’aime pas les politiques. J’aime pas le foot.

Penser le monde en répondant à un questionnaire sur le recensement. Savoir si je suis. Moi. Moi c’est la superficie de l’endroit où je vis. Moi c’est le nombre d’enfants que j’ai. Moi c’est le nombre de bagnoles qui sont garées devant ma porte. Moi c’est combien je gagne. Je gagne rien. Être vivant c’est dépenser sa vie. Penser à recenser sa vie. Combien les autres gagnent à me connaître. Combien je gagne à être moi. Combien de bagnoles j’ai vu traverser ma vie. Combien d’enfants je suis à la fois. Quelle est la superficie de mes rêves. Penser à être bien certain que je suis moi.

Penser le monde en achetant quelques poireaux chez l’épicier. Et des pommes de terre des endives des oranges. Des fruits secs aussi. Prendre à la terre ce que je suis incapable de lui rendre. Ou alors après ma mort. Parler avec cet épicier si jovial du temps du virus des élections de la vie. Penser le monde en souriant pour un rien entre des anchois en conserves et quelques bouquets de céleri. Penser le monde comme un trait d’union entre nous tous.

Penser le monde en regardant les premiers rayons de soleil de l’année entrer chez moi. Ma maison sort lentement de l’hiver et le soleil daigne enfin se montrer au-dessus de la colline derrière laquelle il se cache à l’approche du solstice. Penser le soleil en lumière et pas encore en chaleur. Penser le soleil qui fricote ailleurs quand il fait sombre chez moi. Quand il fait nuit. Penser à demain. Penser au printemps. Penser à l’été. Penser au jour où je maudirai ce soleil qui me crame la peau. Penser que je serai ruisselant de sueur et que je voudrai me cacher. Penser que je penserai à l’hiver.

Penser le monde en observant les volutes de fumée en arabesques qui s’élèvent au dessus de ma tasse de café. L’art instantané qui s’échappe d’une masse inquiétante de liquide noir. Sortir de nulle part et danser avec l’air jusqu’à disparaître. Se laisser dissoudre dans le grand tout. Penser la vie comme une apparition fugace et instantanée. Penser le monde comme une multitude d’arabesques de vapeurs de café qui se succèdent. Penser le monde comme un ballet chorégraphié par les sautes d’humeur du grand tout.

Penser le monde en prenant un livre. Parcourir Calvino comme on s’abreuve pour épancher une soif jusqu’alors inconnue. S’abandonner dans un fauteuil et laisser les mots voyager dans son esprit. Fermer les yeux et en suivre le trajet. Se laisser bercer par ces murmures éclaireurs. Flâner aux abords du sommeil et en mesurer l’immensité. S’y abandonner quelques instants avant d’y plonger pour de bon. Se réveiller en ayant mal à la gorge d’avoir ronflé. Supporter les stigmates de son aventure et disposer le marque-page dans le livre ramassé sur le sol. Penser le monde comme la lecture de quelques lignes d’un livre une sieste et un mal de gorge. 

Penser le monde en respirant. Pour se rendre au sommet de la Tête Ronde petit paradis à l’abri du Garlaban l’heure de montée suffit à nettoyer les bronches. Vue sur la mer et sur la ville au loin. Désert de maquis peu d’arbres. Sous les pierres roule l’accent du sud. L’hiver est une promesse tapie dans les collines de Pagnol. Allongée sur un bout de rocher mon âme soeur s’est endormie sur la pierre froide. Penser en humant l’air. Penser en entendant au loin le long hurlement d’une moto qui s’éloigne. Penser à écoutant la nature balbutier son retour dans cette symphonie improbable. Penser le monde aérien.

Penser le monde en parlant avec ses amis. Goûter aux délices de la technologie en les voyant rire à six mille kilomètres de là. Frémir à l’évocation des moins trente de l’hiver québécois. Réduire l’immensité d’un océan à la distance séparant mes yeux de l’écran d’un ordinateur portable. Penser le monde en ignorant le temps l’air le froid l’eau les tempêtes. Penser le monde dans le confort. Penser le monde sans penser au monde. 

Penser le monde en écrivant. Écouter François Bon. Découvrir Jacques Dupin. Parcourir les compagnons d’écriture. Laisser agir. Laisser s’allumer une à une quelques ampoules dans les recoins de son imagination. Laisser le temps s’amuser avec les interrupteurs. Penser le monde en laissant le temps. Penser le monde en voulant rester une abeille. Sans sortir de son confort intérieur.

Partir pour penser le monde.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

12 commentaires à propos de “vers un écrire/film #03 | penser le monde en un jour”

  1. Je passais par là par hasard, j’ai vu la lumière de ta proposition, elle me touche beaucoup. »Quelle est la superficie de mes rêves ? » Bravo Jean-Luc pour ce Penser le monde— pas besoin de sortir dans le monde pour le penser, c’est ça qui est chouette avec la pensée, elle apparait d’elle même, comme la volute au dessus du café 🙂
    Bonnes écritures !

    • Merci Isabelle. Tes encouragements me vont droit au coeur. Envie quand même de parcourir le monde. Envie de bouger, comme si une espèce de virus nous avait cloitrés depuis de longs mois…

  2. Touchée par les abeilles. Prendre soin. Je ne serai pas aussi dure pour le recensement. N avons nous pas besoin de voir plus large que notre lorgnette ? Ça sert à ça ! C est bêtement quantitatif certes, mais pour le qualitatif il y a les livres les films….

    • Merci Danièle pour ta lecture. Besoin d’ouvrir le champ de ma lorgnette, c’est bien ça.

  3. « Penser le monde en voulant rester une abeille. » votre texte me touche infiniment. Merci

    • Merci Nathalie. Parfois, on arrive à trouver ce qu’on veut dire en quelques mots simples. Pour moi, ce n’est pas toujours le cas…

  4. Cette répétition — rythmicité — m’a conduite, m’a tenue en haleine, m’a donné à suivre le fil de cette journée, sans doute pareille à bien d’autres journées.
    Elle m’a conduite aussi à la découverte de cet univers qui est le tien, cet intérieur (même si je n’ai pas bien situé la ruche…)
    et la brièveté des phrases — et donc l’existence de ces fameux points — m’a vraiment donné « à penser le monde » selon…

    • Je crois que je me réfugie dans le rythme, dans la répétition, par peur de me lâcher des deux mains. L’antienne universelle (penser le monde) résonne comme écho intérieur, c’est peut-être pour ça qu’on s’y tient. Merci Françoise pour tes réflexions.

    • C’est vrai même si tout, ça fait un peu beaucoup. J’avais envie d’explorer cette ouverture pour ne parler, au final, que de choses très intérieures. Merci Brigitte.

  5. j’ai cette réflexion sur la structure de la »phrase » – du même tonneau que le vôtre, les miennes : verbe surtout infinitif partout – on apprend à lire sans doute (je me suis dit que oui, la réitération des « penser le monde » prenait un sens, un certain sens – le donnait – j’ai relu l’ôtant (c’est le dernier paragraphe qui m’a guidé – paragraphe est lourd pour une ligne je reconnais – la discipline… – mais les virer apporterait quelque chose…)

    • Oui, sans aucun doute. Les répétitions, chez moi, sont expression de paresse. Je me raccroche aux branches parce que j’ai la flemme de chercher mon équilibre ailleurs. Bonne idée de virer ces « penser le monde », vais essayer pour voir. A froid, parce que là, je suis encore dans mon activité d’écriture. Merci Piero pour l’ouverture.