vers un écrire-film #06 | du ralenti en littérature

Je peux faire courir deux fois plus vite mes doigts sur le clavier, rien ne me donnera prise sur la vitesse à laquelle ces lignes seront lues : à la différence de la projection d'un film, je ne peux contrôler le nombre de mots par seconde qui passera devant l'œil du lecteur. 

Je peux au contraire ralentir mon rythme d'écriture : est-ce que ma pensée ainsi invitée à peser chaque mot, et à chaque mot à peser l'idée, à l'étirer, est-ce que ma pensée ralentit pour autant ? Et quel effet cela fait-il à la pensée de la personne qui lit mes mots ? Je ne crois pas créer ainsi un effet de ralenti.

Je peux choisir sur mon traitement de texte d'espacer plus les caractères, avec pour résultat moins de signes par ligne. C'est très artificiel.
Que serait donc un ralenti en littérature ? La question tourne en accéléré dans mon cerveau depuis plus d'une semaine. Peut-être faut-il poser la question sous cette forme : pourquoi un ralenti en littérature ? Dans quelles circonstances en aurait-on l'usage ? J'en dénombre trois :
- pour décrire la chute d’un corps.
- pour décomposer un mouvement avant impact, un inévitable danger qui s’approche.
- pour souligner la violence ou la force d’une émotion.

Dans tous les cas, il s'agit d'accentuer une tension au moment où survient un événement traumatique, de donner au lecteur le temps de le voir venir, d'imposer au lecteur d'inscrire sa lecture dans ce temps allongé.
Je pense à la scène centrale de Libération de Sándor Márai. Une scène qui durerait quinze ou vingt minutes dans la réalité et qui occupe au moins cent pages, peut-être plus, les deux tiers du roman. La lecture demande bien plus de temps que l'action qui s'y décrit. L'auteur étire le temps en digressions, il l'occupe de toutes les pensées de l'héroïne, du développement de ses pensées et de ses émotions. Est-ce pour autant un ralenti ? Je n'en suis pas sûre, mais c'est un modèle, l'une des scènes les plus remarquables, sur le fond et surtout sur la forme, que j'ai jamais lues.

(à moi)
1. Entre l’arête de la table et le pied du verre, une diagonale retenue sur le fil, le liquide en boule se suspend hors du bord, une bascule, un verre à l’envers et plus l’éclat, la flaque. La main au bout du bras a continué son mouvement circulaire, a balayé l’entente, et le souffle revient, explose la colère.

2. Le métro. Le métro ralentit. Le métro ralentit à croire s’arrêter. Ralentit à croire mais ne s’arrête pas. Sous le sol de Berlin. Gris blanc brouillard les murs de la station fantôme. Fantômes ralentis d’une mémoire nébuleuse. Ostalgie ténébreuse d’une Europe vivant en paix dans la peur des missiles. Le métro ralentit ne s’arrête jamais. La station condamnée au cœur de Berlin-Est quand le métro y passe ne s’arrête jamais. Mon amie est restée visage au tourniquet. Elle ne peut pas passer.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.