vers un écrire-film #06 ralenti bis | dans le bus

Paysage d’Italie ou les deux pins parasols, François-Auguste Ravier, vers 1843.

Les pieds sur le sol du bus. Les pieds dans des chaussures. Blanches. Baskets. Pieds posés à plat sur le revêtement en plastique marron. Chevilles cachées sous le pantalon. Jogging. Pantalon de jogging. Mou. Mouvement des genoux, des chevilles. Tressautements du bus. Grands pieds posés à plat sur le sol du bus qui tressaute. Pieds ancrés. Stables. Impavides. Ne laissant rien présager. N’exprimant rien. Pieds muets. Pieds posés au bout des chevilles. Au bout du jogging mou qui masque les contours des jambes. Pas de jambes peut-être. Tiges sur lesquelles sont fixés des pieds. Pas de pieds. Peut-être. Juste baskets blanches vides. Impossible de voir autre chose que : baskets, bas de jogging jusqu’au genou. Obstacle. Main qui s’accroche à la rampe en inox. Luisante de reflets. Main ronde, grasse. Imprime sa chaleur sur le métal. Ongles peints. Il y a longtemps. L’ongle peint est vieux, il a été peint il y a longtemps, ou bien c’est un vernis de piètre qualité et maintenant l’ongle a l’air vieux. L’ongle a l’air vieux, fatigué. L’ongle voudrait qu’on le laisse tranquille, qu’on le laisse en paix. Ne plus être exposé. Ne plus prendre les transports en commun. Ne plus être rongé. Pousser comme une plante dans la forêt. Sans stress. Le bus soupire. La main serre la rampe. La main presse. L’ongle veut fuir. Ne peut pas. Reste accroché à la main, à la rampe. Sous l’aisselle, le manteau est taché de sueur. Passe un visage. Plissures d’un front sous une masse de cheveux. L’arête du nez. Un livre ouvert. Main tenant le livre. Fermement.

Je suis le passager fantôme d’un bus fantôme. D’un vieux bus. On en fait plus des comme lui. Mais je l’ai retrouvé. Je suis montée dedans. Longtemps que je ne l’avais pas pris. Suis-je jamais descendue ? Une part de moi-même, une part manquante qui ne se faisait pas sentir jusqu’à ce moment précis où j’ai commencé à écrire sur le bus, dans le bus, a révélé sa présence fantomatique. Mon corps s’absente et se représente ailleurs quand j’écris. Ce que je voudrais capter dans un ralenti : mon corps quand je commence à écrire, qui imperceptiblement, migre, se transporte, passe de l’autre côté. Ou bien ce n’est pas que mon corps s’absente, c’est qu’il se dédouble, se détriple, c’est qu’il se démultiplie. Celui qui est assis à l’intérieur du bus par exemple.  Ses cahots me manquaient. La montée. Les cris de ses freins. Le plastique cannelé des poignées de stabilisation. Ce bus. Film de mon adolescence. Beaucoup de roulis. J’y retourne. J’y suis retournée. C’est le bus. Je reconnais ses cahots. Les cris de ses freins. Monture d’adolescence. Trajet jusqu’à la gare. Je sens mon vieux jeans, sa texture. Et le velours rêche des sièges. Mon cartable à mes pieds. Je sens sur mon front la vitre glacée et ses ferrures, deux nuances de froid. Glissant la main dans l’espace entre le siège et l’habitacle, je retrouve l’appréhension que mes doigts rencontrent quelque chose de sale, mêlée de l’excitation de tomber sur un papier oublié, un message à déchiffrer pour faire du trajet une aventure. Je n’ai pas quitté le bus depuis toutes ces années. Fidèlement, j’ai continué à faire le trajet. Mon corps fantôme n’a cessé de s’asseoir sur le velours rêche, d’appuyer sur le bouton « stop » au moment venu, de lire goulûment les visages et les corps, les vies des gens montés dans le bus, à apprendre leurs gestes, l’expression de leurs yeux en train de regarder à travers la vitre, leurs regards croisés dans la vitre. C’était une époque où les téléphones portables n’existaient pas encore.

Il y avait ces grands pins, lorsqu’on entamait la descente vers la confluence. Ces grands pins m’ont toujours donné l’impression d’un plongée, plus encore que la descente proprement dite. Peut-être y avait-il un cèdre parmi ces pins. De grands arbres. Mais surtout quelque chose dans leur silhouette qui rappelait la torsion d’un corps. M’évoquait de grands corps de baigneurs. Des corps qui se tournent d’un accord commun, d’un mouvement simultané de leurs torses. Des corps qui se tournent d’un même désir, aimantés par l’horizon des vagues, leur fleurissement sans cesse renouvelé, et vers lequel déjà toutes leurs pensées, leurs souvenirs, leurs espoirs affluent, s’élancent, précédant leur corps même, et vont se mêler à l’eau salée, versant dans la mer leurs influx, se laissant pénétrer par elle et la pénétrant déjà dans la disposition de leurs muscles, le dessin de leur écorce. Si bien qu’en les embrassant d’un coup d’œil, on ne peut que se rendre à l’évidence : ces corps-là sont sculptés par la mer. Les troncs de ces grands arbres tendus vers une mer invisible qu’à travers eux j’entrevoyais, faisait de cette descente quotidienne vers la Mulatière, du moins le moment de bascule où le bus les dépassait, une fulgurante échappée. Je savais que derrière la ligne banale des immeubles, pour mon seul plaisir, par la grâce de ces pins et la vertu de mon imagination, se révélait une Estaque.