Vers un écrire/film #04 I Mains et corps

Droite, debout, vertèbres empilées, muscles au repos, dans l’attente. Soudain elle se penche, courbe le dos. En inspirant, son dos se gonfle, ses bras se tendent, et ses mains s’ouvrent. Des mains qui se déplient, qui s’offrent, des mains offertes. Les doigts tendus, s’approchant, elle se penche, une mèche de ses cheveux se sépare du chignon, une mèche qui va là où vont les mains tendues. Elle tend les bras, attrape le drap par les coins les plus proches, rabat les coins l’un sur l’autre, premier pli, tire, étire le drap froissé, écarte les bras, les lève, et les fait descendre, en maintenant le drap tendu entre les deux mains. Elle fait descendre ses mains, en maintenant le drap, fait se dérouler le drap plié jusqu’au milieu, jusqu’à ce que deux pans de longueur identiques tombent à terre. Et alors, approchant la tête, place la pliure centrale sous le menton. Et alors, les mains toujours accompagnant le mouvement du drap, le plie une seconde fois, au quart, et le menton lâche le drap et le reprend à la pliure nouvelle, et les mains lissent le drap devenu à peine plus grand qu’une serviette, défroissent le millefeuille de tissu. Le menton se détache et les mains plient une dernière fois dans le sens opposé et le corps tout entier s’avance, se courbe, et les mains déposent le drap plié, lissé, sur un rebord de meuble.  

Les mains. Les mains se lèvent, s’élèvent, s’abaissent. Se lèvent, s’élèvent, s’abaissent. S’affaissent.  Se dissolvent, se résolvent, les mains. Se résignent, se rétractent, se taisent. Les mains  s’avancent, un peu pas trop, s’assurent, se rassurent, se touchent. Les mains. Se tendent, se rendent, se prennent, s’empêtrent. Les mains.  S’enfouissent, c’est les mains, se donnent, c’est les mains, s’offrent, s’ouvrent, s’ouvrent, s’écartent, s’écarquillent, les mains, les mains. Se crispent, se serrent, se ferment, point. Les mains s’élancent, se cognent, se rentrent dedans, se chahutent, se disputent, s’emportent, s’écharpent, c’est les mains, toujours, les mains qui, les mains quoi, les mains qui vont, qui viennent, les mains dans les poches et celles qui n’y sont pas. Les mains, quoi de plus banal au bout du bras, mains, baladées, baladeuses, mains, travailleuses, mains, qui ourdissent, ravaudent, mains, ouvrières, qui œuvrent, désoeuvrent, les mains. Tes mains, tes mains à toi, les tiennes qui reposent un instant, qui vont dans un instant s’élever encore une fois, se tendre, prendre, accepter d’aller vers, de s’emparer, d’apporter, de donner, de recevoir.

Ses mains qui faisaient le geste de l’usine sans arrêt ; ses mains, refaisant le geste, le même avec des variations connues d’elles seules, elles seules ; ses mains, refaisant ce geste de l’usine, seule, avec pour seule compagnie ses mains, refaisant le geste ; le même ou alors, avec d’infimes variations ; qu’elles seules, ses mains, pouvaient comprendre ; ses mains qui comprenaient, qui avaient compris, seules, qui étaient les seules à comprendre, à contenir ce geste ; seules à sauvegarder le geste de l’usine ; le geste ressassé, le geste qui n’était compréhensible que pour ceux qui l’avait fait, le fait de refaire le geste, de ne pas perdre le fil, de ne pas perdre le geste ; ses mains le comprenaient, qu’il fallait refaire pour ne pas perdre le fil, ne pas perdre le geste ; les mains le faisaient machinalement, mais sans machine, le geste révélait la machine en creux, le geste de l’usine, du moulin, le moulinage. Ses mains qui moulinaient.

La main muette, posée en attente sur un côté du corps, inactive, encore assoupie, main qui n’ose pas, timide, mais déjà frémissante, légèrement en train de changer d’état. La main qui s’ébroue, qui esquisse un geste, vite refoulé, raturé. La main sage et docile, qui se retient, qui préfère ne pas, la main qui se tient comme il faut, correctement. Main qui oscille à peine, qui dodeline, qui se met à se balancer, prise d’un geste fou, en avant, en arrière, comme sur une balancelle. Une main qui prend son élan, qui prend son envol, qui s’élève, en avance sur la tête, en avance sur les pieds, une main qui va aussi loin qu’elle peut, puis qui retombe, soudain amollie, nonchalante, blasée. La main qui pendouille, la main à la traîne, qui baille, paresseuse, la main dans les poches.

Le corps qui se retourne dans la foule d’autres corps, le corps qui change de direction, qui cesse de suivre le mouvement de la foule, le corps soudain qui prend appui, qui prend élan, en son centre, le corps qui vire, qui se désaxe, qui bascule, mû par lui-même, de sa propre initiative, le corps autonome, qui opère un revirement, une révolution, qui casse volontairement le mouvement de la foule, qui se saisit de lui-même, le corps qui prend en lui-même l’énergie de se retourner, de changer du tout au tout, de faire face au lieu de dos, de faire marche arrière, de se souvenir de ses muscles, de sa colonne, le corps qui prend corps, qui se gonfle de lui-même, qui prend poids, le corps qui s’ancre, le corps ancré dans son axe, le corps pivot, le corps ramené, ramassé, repris en main, le corps rendu maître de son propre territoire, le corps tel qu’en lui-même, le corps qui gire, prenant appui sur son bassin, prenant plein corps à partir du bassin, de la matrice, le corps qui se tord, qui s’essore, le corps qui devient torse tout entier, une torsion, une torsade, une colonne qui s’emporte, vertèbre après vertèbre, et emporte os et muscles, au rythme de son retournement, depuis les pieds jusqu’au sommet du crâne, chaque partie faisant corps dans le retournement, et se retournant se révélant à mesure, comme partie d’un tout, un corps qui fait bloc, qui fait face, et qui vous regarde.

4 commentaires à propos de “Vers un écrire/film #04 I Mains et corps”

  1. Un voyage de mains et de corps, une suite enivrante de gestes qui nous font tourner dans tous les sens. Merci pour l’acrobatie.

  2. Merci pour ces mains et ces corps – Les mains de l’usine, très touchantes. Les mains qui s’ouvrent, se ferment, me font penser à une ritournelle pour les enfants que l’on peut chanter avec les mains.
    Bonne soirée.