vers un écrire/film #05 | tôt le matin

Je suspends l’instant. Juste Je le surprends là loin de sa terre natale dans le foin du jour qui se lève, dans la bruine du petit matin, à l’orée du chemin bleu. Il tient dans sa main un petit instrument de musique, un harmonica. Brillant comme une lame. Dans un geste circulaire d’une lenteur infinie, son bras le présente au monde. Le corps petit et râblé se courbe accompagne le mouvement comme pour une danse incantatoire. La campagne est endormie. Les oiseaux pas encore réveillés. Dans un fourré, le lièvre, sans bouger, aussi observe.

Je suspends l’instant. Juste Je le surprends là loin de sa terre natale. Tôt dans le petit matin, il marche d’un pas ample et rapide. Son souffle plus chaud que l’air le précède de peu. Casquette fatiguée en vieux tweed enfoncée sur la tête, il fredonne une douceur. Je devine que sa moustache drue est mouillée. Elle luit dans une lumière chiche. Chaussé de gros souliers confortables, il se dirige vers un village dont le clocher pointe à l’horizon. De toute sa dégaine se dégage un sentiment de solidité. Les marcassins reculent comme pour le laisser passer.

Je suspends l’instant. Juste Je le surprends là loin de sa terre natale. Il frotte ses lourdes chaussures sur le paillasson de fer. La main sur la poignée, il s’apprête à entrer dans le bar-tabac du coin. Dans le matin froid, sa devanture laisse perplexe. Porte de guingois et de chaque côté, à mi-hauteur, petits carreaux pas propres où semblent s’effilocher des pans de rideaux couleur lie de vin. Peut-être. Paradoxalement, ce café peu reluisant de l’extérieur pourrait être source de chaleur. A travers la vitre, un petit poilu dort près de l’âtre.

Je suspends l’instant. Juste Je le surprends là loin de sa terre natale. Sa main est jeune, ses doigts longs, fins. Ça étonne dans une carrure pareille. Il tourne la poignée avec délicatesse. Comme un cambrioleur pourrait le faire. La porte s’entrouvre difficilement en grinçant. Le corps alors, légèrement en avant donne une poussée décisive. Il entre et sur le seuil salue de la tête et de la main Timidement. Avec un sourire. Mais personne n’est là. L’endroit est désert. N’empêche, il entre cette fois avec l’assurance de quelqu’un qui connaît les lieux. Face à lui dans le fond, le comptoir en bois sombre. Massif, il prend toute la largeur du café. Quatre hauts tabourets en vue. A l’arrière, une glace qui ne connaît pas le chiffon avec des étagères supportant quelques petites bouteilles poussiéreuses de coca-cola, orangina et autres boissons dont les étiquettes sont quasi illisibles. De chaque côté de l’allée centrale, tables en formica délavé et chaises en bois. De tabac, pas de trace. Au sol, un carrelage bi-carreaux marrons et jaunes. Aux murs, rien. Sauf des traînées laissées sans doute au cours d’une tentative de nettoyage. Un poêle dans un coin rougeoie. Une bête solitaire y dort en boule.

Je suspends l’instant. Juste Je le surprends là loin de sa terre natale. Dans le vieux café. Dans la campagne profonde. Le jour vient de se lever enfin. Une lumière blafarde. C’est l’hiver, les oiseaux sont discrets. Les bras écartés, il brasse l’air, tourne comme une toupie et avec son blouson ouvert c’est comme une tortue toute debout qui danse. Personne. Personne dans le café pour être avec moi. Il dit cela très fort. Et se dirige vers le comptoir, se hisse sur la pointe des pieds, bascule son corps vers l’avant, inspecte l’arrière du décor et non décidément non il n’y a personne. Il prend son harmonica. Accoudé maintenant, il attend tranquillement. Pas pour longtemps. Une chaise bouge, il vient de la voir bouger. Une jeune femme surgit de dessous une table. Aussi longue et frêle qu’il est trapu. Rieuse. Pas vu/Pas trouvé. Elle lui tend un papier froissé « on peut vous prêter des outils, bon courage pour l’installation ». Ce café, depuis peu, c’est le leur.














































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A propos de Louise George

Diverses professions et celles liées au "livre" comme constantes.

6 commentaires à propos de “vers un écrire/film #05 | tôt le matin”

  1. De fragment en fragment on se rapproche du seuil.
    Beaucoup aimé ces odeurs de campagne ensommeillée encore, la casquette en tweed, le geste décidé
    Vraiment chouette, cette progression… merci, ça m’a vraiment beaucoup plu !

    • Pour la campagne, elle est toujours si présente, si bien regardée dans tes textes… Je n’en suis pas là, pas du tout. Merci Françoise.

  2. Ce pourrait être début de livre, début de livre, zoom avant vers le lieu tout petit d’où partira le feu. Il y a une cadence qui mène et emmène, une mise en place du bonhomme et de cet univers de campagne, alerte et prometteuse.