vers un écrire/film #01 | exactement une heure et deux minutes

Elle éteint l’auto-radio, dommage, elle aimait bien, Bernard Lavilliers, Qui a tué Davy Moore…. Elle gare sa voiture sur le parking de l’aire de la Porte des Landes, elle claque la portière de son Opel Corsa en parfait état d’épave, sans serrure, il n’y a rien à voler, de toute façon elle n’a rien et se dirige vers la Cafétéria Flunch, normalement elle embauche à 9 heures, fin du service à 15h30. C’est le désert dans le château gonflable monté tous les étés à la même place, aucun enfant.
Sous un parasol, un homme seul devant une tasse de café, l’air perdu. Elle aimerait lui parler mais elle est en retard, il est 11heures 45. Le chef la houspille, ça ne l’empêche pas de la reluquer, elle, vingt-cinq ans tout juste, dans sa robe légère et fluide qui lui arrive au dessus du genou, une longue queue de cheval qui pendule dans son dos. Elle transpire déjà, elle n’aime pas son odeur qu’elle camoufle avec des déos premier prix. Elle enfile la blouse noire, comme l’indique le règlement et elle se tait. Elle écrit en vitesse les plats du jour sur les ardoises sous le regard de sa collègue qui débite son fiel sur la politique, le système et les hommes en général, Qu’est-ce qu’elle croit la gamine, que je vais faire son boulot à sa place?
Elle écrit Jambon Braisé, Jardinière de légumes, Bavette, Spaghettis au pesto rouge et autres ex-voto culinaires. Elle nettoie la Banque Réfrigérée, un flacon vaporisateur d’une main, un chiffon de l’autre. Le chef passe derrière elle, léger frottement de lui vers elle. Elle tire sa blouse et s’échappe dans sa tête.
Dehors le ciel est bleu avec des traînées noires, c’est un signe.
Elle s’affaire entre la cuisine et la salle, vide les passe-plats, réapprovisionne les étagères en hors d’œuvre, fromages et desserts. Elle jette un œil sur l’homme de la terrasse qui est venu chercher un menu-enfant, steak haché et frites, elle a rajouté un petit pot de glace à la fraise. Elle n’a pas réussi à croiser son regard. Le chef se tient derrière elle, encore.
Cette fois-ci au frottement il rajoute la main. Il s’entête. Elle regarde l’horloge, va-t-elle tenir jusqu’à la fin du service ? Subsistent encore quelques tablées éparses, mais la masse des clients a déjà repris la route. S’il y en a une qui reste, c’est elle, elle et le chef bien sûr, ses collègues finissent à 14 heures. Elle s’agite, nettoie les tables, range les chaises, elle a les mains rouges, ses doigts sont enflés. Elle regarde la pendule une nouvelle fois, dans deux minutes, c’est la pause (syndicale lui a expliqué sa collègue).
Le chef s’entête, elle doit passer à la réserve avant, rattraper le temps perdu. Il lui tire les cheveux, elle pousse un cri, son corps est tétanisé. Pas de ciel, pas de plafond, une lumière jaune, blafarde.
Discrètement, pendant qu’il se rhabille, elle prend une photo avec son téléphone portable. C’est la troisième fois qu’elle arrive à faire ça. Elle ne sait pas si c’est réconfortant, elle s’est glissée à l’extérieur du bâtiment, elle ne fume pas, elle rallonge son temps de pause et regarde du côté du château gonflable, c’est là qu’elle repère le gosse de tout à l’heure, seul, aussi paumé que l’homme sous le parasol. Un tout petit prince dans un palais géant.
Il est 12 heures 47, soixante-deux minutes exactement se sont écoulées, bizarrement elle se sent plus calme.
Dehors, les traces noires dans le ciel ont disparu et dedans l’air est toujours climatisé. C’est pas moi, ne me montrez pas du doigt !

,

A propos de Monique Renaudeau

Entre lecture et écriture, amoureuse de la mer et des mots, ceux qui surgissent ou qui reviennent, ceux qui s’enchaînent et qui deviennent phrases, des marées de mots.

2 commentaires à propos de “vers un écrire/film #01 | exactement une heure et deux minutes”

  1. Quel texte !!! Me fait immédiatement penser à celui de Fabienne SWIATLY « Elles sont au service » et à toutes les luttes contre le harcèlement au travail . On a beau avoir une opel pourrie dont les serrures sont nazes, rien ne justifie d’être coincé.e.s par les libidineux chefaillons de service. Cette fiction met en scène la prédation coupable, la mal vie et la nécessité Iimpérieuse de donner des images de preuve et de honte surmontée ainsi qu’une visibilité médiatique à la crasse sociale sexuelle et oppressive. L’irruption du Petit Prince et du ciel apportent une échappée … Qui a violé Daisy More ?