#01 – si(x) sol(s) – version 2

– une chambre –

Deux genoux appuyés sur un parquet disjoint, une main fermement appuyée sur un parquet couleur chêne, l’autre main d’un enfant de moins de dix ans tenant fermement une épingle à tête, ou un trombone détromboné, ou une allumette, et la poussière jaillit entre les interstices des lames du plancher ; un sentiment de vainqueur, de détrousseur, de va-t-en-guerre : un rituel de début de vacances scolaires d’été – trois mois presque à ce moment-là – il aimait cela l’enfant.
Cela était un jeu de voir ces petits tas s’accumuler devant lui des petits, des tout petits, des énormes à ses yeux d’enfant puis chaque quart d’heure ou demi-heure ou heure — la notion du temps à cet âge-là — poser l’instrument de torture des lames de parquet, s’emparer de la balayette et de la pelle, toujours bleue, ramasser les petits, les moyens, les gros tas, les jeter dans le seau à charbon faisant office de poubelle, passer un chiffon mouillé sur la surface débarrassée de ses souillures et recommencer, recommencer.
L’enfant ne sait plus, mais il croit se rappeler que trois matinées lui permettraient de venir à bout du sol de sa chambre, de sa petite chambre, au premier étage de la maison familiale.


– une plage –

Deux genoux posés sur du sable laissé dur et mouillé par la marée descendante, une main cramponnant un seau bleu — la couleur bleue le poursuivra toute sa vie — l’autre main de l’enfant d’une dizaine d’années tenant fermement sa pelle et son râteau ; le château de sable jaillit sur la plage de sable fin sans autre limite que l’horizon, un sentiment de constructeur, de bâtisseur, d’architecte : un rituel lors du séjour de juillet sur la côte atlantique lors des vacances scolaires d’été — trois mois presque à ce moment-là — il aimait cela l’enfant.
Cela était un jeu de voir ses tours plus ou moins réussies, plus ou moins droites, plus ou moins hautes s’ériger sur le sable de la plage. Elles n’étaient pas à l’abri des pieds énormes de l’adulte qui ne regardait pas où il les mettait, du vilain coup de pied de l’enfant rouquin qui n’avait pas voulu jouer avec lui, l’enfant qui bégayait et dont on se moquait, du ballon de la fratrie qui, un peu plus haut, jouait, courait et n’avait pas voulu de lui dans leur jeu avec le gros ballon multicolore qui roulait, tanguait, descendait vers la mer et recommencer, recommencer.
L’enfant ne sait plus, mais il croit se rappeler que jamais il n’a remporté le concours de château de sable organisé par le club Mickey installé un peu plus haut sur la plage, juste devant la maison de vacances estivales.


– une cave –


Deux genoux criblés de marques par le sol terreux de la cave, une main qui grattait le sol fébrilement, l’autre main d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années armée d’un petit râteau en fer, et la chasse au trésor commençait : un sentiment de conquistador, de pirate, d’inventeur. Un rituel lors du séjour d’août lors des vacances scolaires d’été — trois mois presque à ce moment-là — il aimait cela celui qui n’était plus tout à fait un enfant.
Cela était un jeu qu’il partageait avec ses quatre cousines et cousins. Leur grand-père leur avait confié une carte, vraie ou fausse, ils s’en fichaient ; ils y croyaient dur comme fer à ce coffret qu’ils devaient découvrir dans la cave de la grande longère faite de coins et de recoins, de murs plus ou moins éboulés, d’endroits où il fallait ramper. Les cousines criaient, les cousins eux riaient quand une souris les frôlait, quand ils trouvaient un rat mort et recommencer, recommencer.
Celui qui n’est plus un enfant ne sait plus, mais il croit se rappeler qu’enfin, l’année de ses seize ans, ils trouvèrent une boîte qui contenait cinq louis d’or ; il a toujours le sien et y tient comme à la prunelle de ses yeux.


– un désert –

Deux genoux ancrés dans le sable du désert, une main devant sa bouche tenant un mouchoir, qui ne peut être que bleu, l’autre main en visière devant ses yeux, et sa découverte de l’arbre du Ténéré : un sentiment de conquérant, de victoire, de fierté ; un nouveau rituel se révélait à lui qui en rêvait depuis si longtemps. Il aimait cela l’enfant qui était resté enfoui au plus profond de lui.
Cela n’aurait pu être qu’un jeu, il avait erré si longtemps dans le désert pour retrouver l’endroit où celui qui l’avait tant fasciné jours avait disparu. Ses mots enchantaient toujours et encore ses oreilles et surtout certains prénoms : Angèle, celui de sa tendre grand-mère qui le gavait de crêpes Suzette, Marlène, celui de sa première déception amoureuse et Lucie, celui de celle qui l’attendait chez eux en portant l’enfant surprise — il fallait qu’il rentre vite — et recommencer, recommencer — non pas cette fois-là qui devait rester unique.
l’enfant qu’il était ce terrible 14 janvier 1986 ne sait plus, mais il croit se rappeler que ce jour-là il a pleuré, pleuré, versé des torrents de larmes et s’était promis de ne pas être un héros.


– une place de village –

Deux genoux refusant de plier et de se mettre à terre, une main qu’il ne tiendra pas, l’autre main qu’il posera sur son cœur et son refus de la barbarie, de la lâcheté, un sentiment de honte qu’il chassera bien vite — on plie, mais on ne rompt pas — un rituel de célébration du drapeau français devant le monument aux morts, chaque 19 août, sur la place de son petit village. Il aimait cela l’enfant qu’il n’était plus depuis longtemps.
Cela n’était pas un jeu, il défiait ainsi tout le monde, année après année, lui qui avait été choisi comme porte-drapeau — un jeune pour honorer les morts et les disparus — lui qui n’avait jamais combattu, lui qui préférerait déserter ou résister que se soumettre, lui qui refusait de baisser les yeux vers le sol, n’importe quel sol, il refusait. Et recommencer, recommencer
L’enfant qu’il n’est plus ne sait plus, mais il croit se rappeler que son engagement rappelle ceux de ses ancêtres et qu’il en est plus que fier.


– un ailleurs –

Et recommencer, recommencer, l’enfant ne sait plus, mais il croit se rappeler que dans la maison familiale, il y avait aussi un carrelage rouge et blanc dans l’escalier, dans la maison estivale, il y avait un carrelage en tommettes rouges, dans la cave, il y avait dans un coin des boîtes de carrelage noir.
Puis il a grandi.
Dans le désert, il n’y avait que du sable ; sur la place du village, il y a toujours des pavés, des centaines de pavés.

A propos de Danielle Masson

L'Ouest de la France quitté depuis plus de 20 ans ... déjà ... pour la Provence Suivre les traces du bon Roi René écrire, faire écrire, partager les mots essayer mais parfois dur, dur !!! joyeuse, enthousiaste à vous lire y apprends tellement