FENÊTRES OUVERTES…

Je pourrais retracer les étapes de ma vie comme une succession de fenêtres qui s’ouvrent…

J.B. PONTalis

Fenêtre du PRÉSENT 59 ans, route des vacances face à elle les essuie-glaces rythment l’avancée sous une pluie battante qui vient s’échouer sur la vitre avant de la voiture le paysage gris cotonneux défile sous ses yeux songeurs alternant avec les tunnels sombres qui obstruent la vue des gouttes d’eau qui tambourinent sur le pare brise les lumières des phares des voitures d’en face donne au paysage une atmosphère automnale elle se souvient…

Première fenêtre elle vient au monde le 30 décembre sa mère passe le dernier jour de l’année 1959 à l’hôpital, son père revient d’Algérie pour la voir, il a droit à deux jours, mais repart trois semaines plus tard, temps volé à la guerre pour 9 mois. Son grand père maternel aurait lancé à sa grand mère paternelle « c’est une fille, elle est laide mais comme elle est laide ! » sa grand-mère ne l’a pas cru.

Fenêtres d’école, 1966, première année de primaire, première maîtresse mademoiselle Sève, drôle de nom quand elle y pense, est ce elle qui lui a donné ce goût pour la lecture ? non plutôt Rose, sa grand mère et les histoires qu’elle racontait, du chaperon rouge à la petite marchande d’allumette, sa sœur de 12 ans plus jeune qu’elle a eu la même maîtresse drôle d’histoire elles n’en ont jamais parlé dix ans passés dans cette école en uniforme bleu marine et tablier beige rien ne l’a distinguait des autres elle a traversé ces années avec ces religieuses plus ou moins bienveillantes qui ne supportaient pas que l’on marche sur le gazon.

Fenêtre émancipatrice, 1976, elle sort, découvre la ville, le début de la liberté, transgresse quelques interdits découvre la même année Zola, Prévert et Brassens, dans la foulée deux ans plus tard la place à 10 francs et les films italiens

Fenêtre souvenir elle se revoit sur cette route soleil de plomb ses deux petits dormants sur le siège arrière pour rallier le port italien qui leur permettra de traverser la Méditerranée vers l’île de beauté lieu qu’elle a foulée de nombreuses fois

Fragment d’enfance cinq ans accroupie sur le sable chaud elle creuse ses mains creusent dans le sable qui devient humide creuse encore creuse un tunnel jusqu’à ce que ces deux petites mains rencontrent dans le fond du trou la fraîcheur de l’eau

Fenêtre initiatique 20 ans pas de fenêtres sur le pont des hublots un sol poisseux humide collant salé Elle avait passé la nuit allongée sur un banc loin de ce sol poisseux son regard ouvert sur l’immensité d’un ciel étoilé comme elle n’en n’avait jamais vu premier voyage seule vers cette île qui la ramène inexorablement à ses origines lointaines méditerranéennes et ses autres pays traversés plus tard en Grèce, en Turquie, en Syrie, elle se souvient penchée à la fenêtre de l’hôtel familial de son amie à Alep, elle observe cet homme qui fait griller un épi de maïs et là comme un flash elle revoit son grand père dans la cuisine effectuer le même geste et retrouve le gout du mais chaud sous sa langue

Fenêtres de la vie 30 ans, 40 ans, rencontre avec celui qui est toujours à ses côtés qui transformera un grenier avec des lucarnes en cocon douillet avec de grandes fenêtres sur jardin plus tard une vieille maison vieilles fenêtres de caves en portes fenêtres de cuisine bâtisseur dans l’âme suivront les enfants et des histoires de changements de passage les bancs de la fac tardivement des métiers l’écriture qui prendra forme mais qui a toujours été présente, elle aurait tant de choses à dire

PRÉSENT 8 août 2019 réveil à Vérone l’Italie toujours à sa droite une fenêtre dont la vue est obstruée par les volets isolants de la chaleur déjà présente derrière le bruit incessant des voitures des camions des conversations animées elle dormira mal elle referme les yeux un instant pense au lieu de l’écriture qu’elle a quitté pour quelques jours PRÉSENT 11 août face à son ordinateur elle tente de retrouver quelques brides de souvenirs de ce voyage face à elle trois longues fenêtres comme une baie vitrée sans ouverture possible trois fenêtres longues et fines de l’autre côté des vitres un mur de feuillages des arbres verts et touffus comme partout comme dans chaque coin de jardin un peu sauvage silence du lieu qu’elle retrouve solitude nécessaire pour écrire

Elle se revoit quelques jours auparavant dans cette petite église assise sur un banc face à elle trois petites fenêtres grillagées éclairées par le soleil aucune visibilité extérieure tout ramène vers l’intérieur sous les fenêtres un autel un christ sur une croix des voûtes lisses chaque fenêtre est entourée de briques roses pierres claires silence du lieu qui donne à penser au sol des carreaux qu’elle prend le temps de griffonner maladroitement dans son carnet de voyage des touristes silencieux avec leur sac à dos et leur téléphone portable ils tentent d’immortaliser ces lieux d’un autre temps contraste insolite plus de 800 ans nous séparent des mondes elle est traversée à la fois par le sentiment vertigineux d’insignifiance de l’homme face au temps qui passe et le PRÉSENT qui donne à chaque instant une saveur singulière écrire pour laisser une trace elle aime le silence du lieu ces fenêtres qui isolent du dehors souvenir furtif d’un autre temps d’un lieu fermé isolé où le silence était la règle PRÉSENT des fenêtres ont continué à traverser son chemin fenêtre de café fenêtre de chambre d’hôtel donnant sur une rue bruyante fenêtre insonorisée grandes portes fenêtres donnant sur un petit balcon vue sur le lac absence de fenêtres fenêtres vues de dehors ouvrant sur l’imaginaire du dedans de la vie des autres une autre vie que la sienne ?

Une fenêtre, une brèche dans le mur, un rayon de lumière filtrant à travers un volet clos, une de ces intuitions, avec son caractère d’évidence, comme le rêve en offre parfois – « C’était donc ça ! »- quitte à ce qu’elle se volatilise au réveil.

J.B. PONTALIS, Fenêtres, La fenêtre, p.15 -Gallimard 2000

A propos de Caroline Burgy

Lire, écrire, faire écrire, trois mots, marqueurs de ma vie, animatrice d'ateliers d'écriture, ils ont jalonné ma vie depuis quelques années, des rencontres avec quelques passeurs m’ont donné l’occasion de soutenir cette place avec les autres. Marguerite Duras écrivait "l'écriture c'est l'inconnu. Avant d'écrire on ne sait pas ce qu'on va écrire..." sans doute suis je portée par cette part d'inconnu à découvrir au fil du temps...

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