CARNET | Annick Nay| # 1à 28

# 1 – … interrompre le flux de ses pensées… faire silence intérieur… ce décalage… dans l’intonation, ce regard… aussi, une alerte infime, une dissonance qui interroge, sans bien en saisir le motif… c’est le corps qui signale, un léger raidissement… puis se repasser comme un film cette micro interaction, ce presque rien à ce moment- là… ne pas y accorder d’importance, c’est prendre le risque de voir tourner en boucle ce décalage, une journée où l’attention serait captée ailleurs… une dissonance perturbante, pas encore irritante… rejouer mentalement cette fugacité, en décalé… et développer ultérieurement, peut-être, des pistes incertaines… jeter sur le papier,  comme un corps étranger, l’affectation d’un présent éphémère… laisser des traces qui pourront persister… puis reprendre le cours des choses pour l’instant… | AN |

# 2 et # 4 – … juste au bord du réveil, demi sommeil, demi réveil, dans cet entre-deux qu’il est doux de prolonger le matin,  une image, une scène traverse l’apesanteur…  lieu flou… étrange sentiment d’une réalité lointaine et à la fois de quelque chose de vraiment  présent… clairement réveillée, je scrute les bribes, les filaments de cette réminiscence,  aussi légère  que les nuages… pourquoi maintenant… je cherche… je retisse des éléments les uns avec les autres… je me souviens aussi d’autres scènes un peu semblables… des récurrences énigmatiques qui questionneront une partie de ma journée… parfois il me semble reconnaitre, la maison d’une amie, des lieux où j’ai séjourné quelques jours, un dialogue  amical sur les sujets que nous aimions démêler  à l’époque… nostalgie de lieux aujourd’hui inaccessibles,  tristesse d’amies  disparues… des traces  précieuses… j’ai passé une partie de la soirée à écrire l’inventaire des lieux et des prénoms, inventaire qui se complètera au fil de l’eau… | AN |

# 3 – … Il aurait fallu se glisser dans une lenteur sans bord, en oubliant l’avant et l’après, pour juste là, oublier aussi l’impatience. Relever comme le ferait un géomètre, les fils ténus de nos présences, les mettre en relief, explorer patiemment ce qui donnait sens aux renoncements passés et aux recommencements espérés… renouveler ces instants fugaces de présences et d’échanges… le rien de prévu… l’ouverture sur l’après… les perspectives qui nous animaient… quelque chose que nous découvririons unique beaucoup plus tardivement, happés par la hâte de nos vies… et, faire face à une nostalgie silencieuse… | AN |

# 4bis – … le silence du matin si précieux… aux marges des incertains, de la quiétude et de l’inquiétude, dans l’immobilité… rien n’a commencé vraiment, tous les possibles sont là… des pensées, des idées, des préoccupations s’agitent… un flux à la destinée obscure passe, s’égare, revient… démêler l’écheveau ou décider que ce n’est pas le moment… s’accorder d’abord présent, passé, futur… accorder ses sens paisiblement… il sera toujours temps… savourer à nouveau le silence… organiser sa flânerie, le paradoxe de l’intranquille… | AN |

# 5 – Les nuages habitent le ciel. Les nuages sont d’humeur variable et de formes changeantes : en flocons, en filaments, en masse compacte et sombre, en longues trainées lumineuses, en bande, en solo, imprévisibles, toujours… Mais combien sont-ils ? Le ciel parfois proteste, occupation illicite. Alors les nuages grondent, noircissent, envoient quelques éclairs, inondent un peu ici et là.  Puis le calme revient. Et la terre, fatiguée, rumine son désarroi. Boudin peut reprendre son activité.| AN |

# 6 – Personne d’autre que moi n’aurait remarqué…  Il me suffit d’enlever mes lunettes,   et tout ce qui m’entoure devient délicatement flou… Et je remarque, ce que personne ne remarque… comme les infimes variations d’un paysage sonore… Être là mais aussi un peu ailleurs… | AN |

# 7 – Mâchonne, clope au bec. La fumée fait écran.  Barbe hirsute,  mèches éparses au front. Et ce regard… les yeux comme deux têtes d’épingles scrutent. Se sentir coupable mais de quoi ? | Sale gosse, dit le regard de l’adulte. Le regard de l’enfant défie et ne cède en rien. Duel inégal. Toute la vie de l’enfant est là, dans ce face à face | Joues et oreilles rosies. Petites lunettes d’écailles. Un œil plissé. Un œil grand ouvert. Et la componction des personnes représentantes d’un pouvoir indiscuté.| AN |

# 9 – Ne pas s’attarder sur cette scène, un homme âgé, assis, s’agaçant de ses mains maladroites.

Entre dans le magasin pour acheter l’officiel, ce même homme sur mes pas. Se précipite en disant « un autre » à la caissière. Je comprends alors, gratter – gagner – pas gagner… Une scène du dérisoire à l’œuvre…

Dérisoire d’un quotidien, gangrené par le culte néo libéral de l’argent-roi et son message « vous autres ne comptez pour rien pour nous qui maitrisons tous les rouages de l’économie et en détournons toutes les règles à notre unique profit » | AN |

# 10 – Pendant que la nostalgie des week-ends de Novembre s’installe, je songe à tous mes morts avec qui je ne peux plus dialoguer désormais.

Pendant que j’observe les étiquettes au Monoprix, j’entends des dames élégantes déplorer l’état de ce monde.

Pendant que mon ordinateur m’abandonne pour le cimetière des ordinateurs, j’imagine des éléphants lui faire une haie d’honneur. | AN |

# 12 – Dessiner des contours possibles du dessous des dessous, alternatives à une image fugace, une bribe d’idée, un frémissement non identifié/ Feuille A3, nuages de mots, mots jetés, regroupés… des liens viennent, se précisent/ Première phrase, successions de phrases, le début d’un fil narratif… un lieu, un contexte, des silhouettes, peut-être des paroles, un mouvement…

Être dans l’urgence et dans le même temps dans un recul tranquille … Tout compte… Ou peut-être rien…. | AN |

# 13 – Paris, ciel gris, pluie froide, arrêt d’autobus. Arrêts d’autobus pratiquement tous identiques. Beaucoup trop étroits pour contenir ceux qui attendent dans le mauvais temps.  

C’est lundi, la rue, habituellement commerçante, est déserte. Sauf à l’arrêt d’autobus où des silhouettes nombreuses se tassent pour éviter le vent, la pluie, le froid. Certains bousculent un peu, montrent une certaine forme d’arrogance urbaine. La ville et donc les abris d’autobus semblent leur appartenir de droit. Comment prendre de la place en ignorant tous les autres. Un exercice propre aux citadins. L’autobus se fait attendre… Les téléphones portables sortent des poches, des sacs. Les conversations s’égarent dans la pluie. L’autobus se fait toujours attendre… Choisir ou pas entre air pensif,  converser au téléphone…  Quatre voitures de police passeront, successivement,  et apparemment, sans but autre, que circuler bruyamment. Comme dans les westerns, il s’agit de traverser un espace et d’exprimer l’ autorité. L’attente s’allonge… La pluie persiste… | AN |

# 14 – Dialogue mimétique entre jour qui se lève et frémissement subtil d’une tentative de réveil dans la froideur automnale.  Un peu de lumière tente de passer entre les lames des volets intérieurs, signal d’un possible réveil. Mais voilà, pour cela, il faudrait renoncer à la chaleur douce de la couette. Comme un chat, s’étirer, le dos, les doigts de pieds, un par un, recommencer. Bailler vraiment et reconsidérer la situation. Une seconde , une toute petite seconde. | AN |

# 15 – « Vous ne trouvez pas que le maire ne fait pas grand-chose »  ( impossible de discerner l’affirmation ou le questionnement) « Tous ces gens qui parlent, parlent si fort, avec leur smartphone …» ( tentative de dissociation avec le monde bavard, faire sécession ?) «  les bus sont de plus en plus longs à attendre , quand même je paye un abonnement » ( le sentiment d’injustice du quotidien ) Le sourire sans parole de la personne à qui on cède sa place assise ( les petites « coutures » qui font sociabilité ) Le regard hargneux de ceux qui pensent si fort leur ras le bol, que la parole devient superflue ( s’en tenir à distance au cas où contagieux) – Station autobus 27 place Jeanne d’Arc- Pensée pour les lignes de fuite de Deleuze, un mouvement sans destination, disait-il  – Mais avant l’esquive, il me faudra prendre l’autobus. | AN |

 

# 16 – Crêpe, jean denim, viscose, jersey fin, sergé de coton, batiste, gabardine, velours, pied de poule, tweed, lainage, cachemire, soie, flanelle, polyester texturé, jacquard, pashmina, des cotillons.

Bolivie(aguayos), Pérou(motifs envers et endroit), Guatemala, Mexique, Maroc (kilim), Inde (couleurs), Afrique(wax), Antilles (madras), Thaïlande (soie), faire son marché ou faire le Marché.

Mousseline de soie, alpaga, organdi, taffetas et dentelles, Raison et sentiments, Jane Austen.

Coton, travail forcé » des ouïghours. 

Fast fashion, recyclage, 1 demi-milliard de « vieux » vêtements exportés, Haïti, 40 millions reçus, 11 millions d’habitants.

A poil tout le monde !  L’élégance du cœur … Longtemps, je me suis habillée en toute ignorance…| AN |

# 17 – Je crois n’avoir jamais vraiment compris Debord ni éprouvé pour ses textes de l’empathie. Ce que j’en lis reste à l’extérieur de moi. Dissolution des idées/ dissolution des conditions d’existences ?  Mais de quelles idées et de quelles existences parlons-nous ?  Aujourd’hui c’est plus la notoriété ou la rouerie qui fait clefs de décision. A l’embellissement se poseront les questions du beau, du durable, de la cible, du but, du budget… ou de l’utopie au tableau Excell, une vision cadrée et soumise à des impératifs. Les mises en mouvements sont du côté des ZAD, où des liens se font entre des idées, des lieux, des modes de vies, et des expressions artistiques qui émergent. | AN |

# 18 –  « J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. »

« La fuite, c’est le contraire de l’imaginaire »

« Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même »

« Tout cela venait de beaucoup plus loin, de toujours »

« Il me faut des villes de 6 000 000 d’habitants, aux visages charnus, il me faut de forêts qu’on traverse pendant des mois, tout ce bois et toutes ces feuilles »

 [ 1er étage, 809.9 OUD ] | AN |

19 # – En marchant tranquillement,  nous devisons. Silvia, bibliothécaire : « pourquoi je travaille autant ? »  Dans sa médiathèque, il s’agit  « de mutualiser les compétences ».  Concrètement, ajoute « signifie faire plus de travail mais sans contreparties ni en temps, ni en rétribution. »

Un saumon à Paris, rue Monge est devenu Barthouil.  Le vendeur , commercial et charmeur, parle de la maison- mère, située à Peyrehorade (Landes). « Je connais, c’est à côté de chez mon ex belle- mère » Poursuit  « Nous recyclons les écailles de poissons qui devient un matériau très dense, on peut en faire des étagères , mais ne supporte pas l’eau »

A l’accueil du cabinet d’ophtalmologie « Je préfère travailler le samedi et laisser la priorité à mes collègues qui ont des enfants, pour les autres jours de la semaine » , et grand sourire.

Aline, en colère( ce qui est rare), sur le pas de sa boutique  « La France baisse »| AN |

# 20 – Le marché dominical va bientôt s’achever. La place se vide de ses fidèles peu à peu, le ventre encore creux, les paniers lourds et en appétit pour leur déjeuner . Les balances et caisses des commerçants sont rangées. Le brouhaha et l’agitation s’ estompent.  Les stands remballent la marchandise non vendue pour d’autres étals, vers leurs camions. Des piles de cartons s’amoncellent … Une chorégraphie précise car le temps est compté.  Et un étrange ballet se fait.

Arrivent des silhouettes, discrètes,  sans profil particulier, qui ressemblent à la plupart des citadins. Des citadins identiques à tous les citadins, du moins en apparence.  Ils investissent la place, méthodiquement. Regardent, examinent les cagettes, les cartons laissés là, sur le sol. Saisissent des fruits, des légumes, les rangent dans leur caddie ou leur panier , silencieusement, rapidement, le dos légèrement penché, concentrés, attentifs. Ne pas être bredouille et aller vite.  Puis laisser la place aux équipes de nettoyage qui vont rapidement arriver. Une scène désormais familière de fin de marché. Des Glaneurs qu’Agnès Varda aurait pu filmer. | AN |

 

# 21 – Se REVEILLER /constat,  gris du ciel et froid de Décembre / LIRE « Des usages de la compassion »/ diplo de décembre / NOTER, solidarité, responsabilité, vulnérables, privilégiés, défavorisés, humiliés, invisibles… / Submergée, je suis ! / Blessures de l’affect, cicatrices  / constat  à nouveau,  grisaille du temps présent et  échelles des gris/ interlude , gestes simples, café/ les pensées filent/ RECENTRER,  espace de travail familier / DECOUPER, une citrouille en dés grossiers/ PROGRAMMER, le crock.pot / DEPLACER,  le pot de basilic de la terrasse vers la cuisine/ gel annoncé/ OUVRIR l’ordinateur / ECRIRE  / Oui, mais quoi ? Et comment ? | AN |

# 23 – Des pas … 2 pas , une inspiration, 2 pas, une expiration …

Pair, pair, impair, paire, pair, impair , pair, pair, impair, pair, pair, impair …

Combien d’années, de jours, de pas jusqu’à ma mort ?

Inventaire,

Clothilde 67, pair, impair,

Marguerite 83, pair, impair,

Suzanne 47 , pair, impair,

Jean 91, pair, impair.

Et moi ,  67, 83, 47, 91

288, pair,  pair , pair

12 , impair, pair ; cycle annuel,  pair

Soit sans doute 24,33333333333333333 ( pair, pair,  infini d’impairs….)

2 pas, une inspiration, 2 pas, une expiration …. Des pas. | AN |

# 24 –

Attente, flou du jour. Attente, quoi ? encore ? Pfuuuu …

Attente, présent occulté, décalage, suspension temporelle …

Et aussi délicieux sentiment de vacuité, de possibles, plein la tête, puis …, retour de l’ordinaire … | AN |

# 25 – Descendre l’escalier en colimaçon – tourne bizarrement – 3ème étage – rez de chaussée – le vide aspire – poser pied coté large de chaque marche – chute possible – corps raide – mécanique – les genoux craquent – tenir la rampe – main crispée – 2 sacs dans les mains – livres et légumes, culture toujours – un escalier repoussoir – couleurs lamentables – courir- sauter à cloche-pied – impossible – Si l’enfer existe, a industrialisé son mode d’accès, ici – discrètement. | AN |

# 28 – Assaillie par une irritation sans mesure Être là sans y être Défilent et défilent les bruissements et les fracas du monde Anéantissement Ni écouter, ni lire Dessaisie de soi même En dehors de tout Désarroi Attention fragmentée Jeter des mots, 2 ou 3 mots, un verbatim qui résonne… Epreuve insurmontable à ce moment précis Tout semblait si simple hier Aujourd’hui tourner en rond… Tout se dilue Rien n’émerge…   | AN |

A propos de Annick Nay

Des bords de Loire aux bords de Seine, Annick Nay vit actuellement à Paris. A toujours aimé écrire au gré des saisons et de ses pérégrinations … ECRIRE quelquefois, souvent, pas du tout ECRIRE inspirée, aspirée par une urgence ECRIRE des brèves, des textes longs, (soupir), comment savoir ? ECRIRE quand l’écriture fuit ECRIRE au rythme de ses insomnies ECRIRE explorer , persévérer ( se dit-elle)