#L13 | l’inventer vrai

Première version

1 Joel regarde son ancien hôtel qui brille comme au temps de sa jeunesse. Il a lui-même aidé à repeindre la façade, les colonnades, et aussi l’enseigne qui danse sur des gonds huilés, le nom de toujours remis à neuf, en ocre sur fond jaune, et il n’est pas mécontent de son travail. Bob a ajouté une rangée supplémentaire de bungalows, cela fait, en tout, douze chambres de tailles différentes, prêtes à accueillir le monde qui passe. Le parking a lui aussi été agrandi aux dépends du musée de ferraille qui, selon Bob, ne servait qu’à accumuler de la poussière, une seule voiture en garde la mémoire, une coccinelle dont la carrosserie a été repeinte afin de reproduire à grand renforts de rouges orangés le coucher du soleil qu’on voit à partir de la terrasse protégée par un auvent rabattable en prévision des ouragans ou des tempêtes de sable. C’est propre et vivant. Même les vieux acacias semblent avoir rajeuni. Tous les matins, à son arrivée, Joel mesure l’effet que l’ensemble produit à partir de la route et sourit de satisfaction. Il n’a pas encore accepté l’invitation de Bob de venir habiter l’hôtel, mais il y pense sérieusement, surtout parce que Zirca, la chienne qui l’a adopté quelques mois plus tôt, semble aussi avoir adopté Bob et ne se fait pas prier pour l’accompagner partout où il va, principalement du côté du petit jardin où vivent les paons et les dindons. Il se sent bien. A encore une certaine difficulté à s’habituer à la nouvelle décoration du bar qui fait aussi office de réception. L’espace est plus grand, c’est un fait, car le comptoir a été reculé et beaucoup du bric-à-brac qui s’y était accumulé est parti à la poubelle. Les gros fauteuils en cuir autour des tables basses l’intimident un peu, mais les murs se sont repeuplés de photos anciennes qu’il a rendues à Bob et qui retracent l’histoire de l’hôtel au long des décennies. Celle où figure son grand-père est revenue bien en évidence comme un hommage au précurseur qui a aidé à ériger la ville. Le vieux piano a été tant bien que mal rafistolé et Joel se réjouit qu’une des remises qui servait à empiler des bouteilles vides soit maintenant transformée en salle de billard. Bob lui demande conseil sur tout ce qu’il veut entreprendre et même si le dernier mot lui revient toujours, Joel est content de pouvoir donner son avis. Il se revoit dans ce projet qui renait des cendres, et il lui semble avoir gagné sur l’échiquier des grands moments. Plus question de partir et d’abandonner la ville où il a toujours vécu. Bob n’est pas un grand parleur, il se renfrogne même quand il s’agit de son passé, mais Joel parle pour deux et est sûr d’être écouté, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. En fait, s’il y pense bien, depuis que Zirca est entrée dans sa vie, tout se passe à merveille. Curieux, non ? Donc, oui, un de ces jours il prendra définitivement le chemin de l’hôtel et viendra occuper une des chambres du premier étage, complétement rénové, en essayant d’oublier les moments terribles qu’il y a vécus. 2 Alors, c’est là que t’es venu te cacher ? Bob pose immédiatement le verre qu’il tient dans la main de peur que celle-ci ne commence à trembler. C’est une femme qui lui parle, assise de l’autre côté du comptoir, un sourire aux lèvres. Elle n’attend pas de réponse et enchaine aussitôt : Je me demandais bien où t’avais bien pu aller après ce qui s’est passé à l’aéroport, je m’attendais pas à te trouver ici en train de faire le barman. Bob a eu le temps de se ressaisir et veut la faire parler. A l’aéroport, vous m’avez vu à l’aéroport ? Il ne souvenait pas de son visage. C’est ce que je viens de dire, tu m’as même fait perdre mon avion ce jour-là. J’ai dû passer la nuit à l’hôtel à cause de toi. Tiens, tu me dois au moins le verre que je suis en train de boire maintenant. Alors, ils t’ont emmené en taule ? Qu’est-ce que t’avais fait ? T’avais de la drogue ou quoi ? Il se défend : Mais non, c’était juste un contrôle de routine, j’arrivais d’un autre continent. Bob se souvient parfaitement de ce contrôle et de ce qu’il a dû endurer pendant un interrogatoire qui s’est prolongé pendant plus d’une heure. Il a cru effectivement qu’il allait finir en taule. La femme déjà reprenait son discours. Et à cause de toi, on a tous eu droit à une vérification redoublée. Quand ils aiment pas une tronche, ils te le font savoir. La mienne leur est pas revenue. Alors, comme ça, t’es innocent comme un petit bébé ? Pendant qu’elle riait, il pouvait voir les tendons de son cou se raidir et des poches sombres se former sous ses yeux d’une couleur indéfinissable. Juste pour la forme, Bob murmure quelques mots :  Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre avion, c’était pas dans mes plans. C’est quoi cet accent que t’as ? T’es pas d’ici. Bob sort immédiatement sa réponse apprise par cœur. Non, je viens de Nouvelle Zélande. La femme repart de plus belle. T’as pas l’accent néozélandais non plus. Bob reste en silence. Il ne doit pas d’explications à cette inconnue. Parler le moins possible, c’est ce qu’il se dit toujours, puisqu’il n’a de comptes à donner à personne. La femme n’insiste pas.  Bon, de toute façon, ça me regarde pas. Paie-moi encore un verre et on est quittes. Et je voudrais aussi une chambre. La six est libre ? Bob prend de dessous le comptoir le livre de registres et fait semblant de vérifier pendant que la femme attend avec un regard ironique. Oui, la six est libre. Il lui tend une fiche toute neuve et la laisse seule car un groupe de motards a déjà occupé tous les fauteuils au fond de la salle. A ce rythme-là, il va falloir qu’il embauche quelqu’un de plus pour servir les clients. Pour l’instant ils ne sont que trois, lui, le cuisinier et le fils de ce dernier qui vient trois fois par semaine lui donner un coup de main. Le temps de noter les commandes et de les refiler à Jack, voilà Joel qui sort de la salle de billard pour prendre un renfort de bières. Il lui fait un clin d’œil comme pour lui dire que tout marche sur des roulettes. C’est un vendredi soir, la maison est à moitié pleine, ce qui pour un début n’est pas mal du tout. Quand il revient à son poste, derrière le comptoir, la femme a déjà rempli le formulaire et l’attend. Il lit son nom : Alice Weber, prend la clé du bungalow numéro six et la pose près d’elle. Comme convenu, il lui sert un autre verre de whisky. Toujours son air un peu moqueur. Tu bois pas ? Sers-toi un coup pour me faire compagnie. Il s’excuse : Je ne bois pas, d’ailleurs, j’ai pas mal de travail comme vous pouvez constater. Je vous souhaite un excellent séjour, Alice. Vous comptez rester longtemps ? Je ne comptais pas rester du tout. Bob la regarde avec surprise, mais ne dit rien.  J’ai d’ailleurs une chambre réservée au Royal Hotel. Je m’étais juste arrêtée pour voir les changements par ici. J’ai connu cet hôtel il y a quelques années. J’ai même vécu pendant un certain temps à Minetown. C’est d’ailleurs ici que j’ai rencontré mon futur mari, qui ne l’est plus, du reste. J’y connais presque tout le monde, même Joel. Oui, tout compte fait, il vaut mieux que je reste ici. Une semaine, peut-être. Cela ne te dérange pas ? Bob est pris au dépourvu par cette question idiote. J’espère que vous aimerez les nouvelles installations. Elle rit encore. Oh, je fais pas la difficile, j’ai vu pire. 3 Gérer un établissement commercial comme celui qu’il vient d’acquérir n’est pas une tâche facile, et Bob s’en doutait bien depuis le début, mais il est satisfait d’avoir toutes ses journées remplies. Cela l’empêche de penser et de se replier sur lui-même comme il a tendance à faire. Pour le moment, il a cinq hôtes, une famille de trois personnes venue visiter la ville et qui a préféré se loger dans un endroit plus pittoresque que le parc des caravanes, un géologue juste arrivé pour une conférence au Club des Naturalistes des Terres Arides et Alice, qui n’est pas encore partie, se promène tous les matins devant la terrasse dans des bottes de cowboy pleines de poussière, parle constamment au téléphone et puis disparait pendant la journée. Certains soirs, elle fait son entrée dans le bar, s’assoit au comptoir comme la première fois, commande une boisson et essaie d’attirer son attention, toujours sur le même ton ironique et un peu moqueur. Il lui répond amicalement. Elle est la manageuse de plusieurs groupes de musique et lui a lancé le défi d’accueillir à l’hôtel une bande qui viendra dans quelques jours présenter un spectacle en ville. Et pourquoi pas une soirée supplémentaire au Silver Hotel, lui a-t-elle proposé sans sembler y avoir pensé plus de deux secondes ? Son amie, Claire Hunt, la promotrice de tout ce qui bouge à Minetown, comme elle-même la qualifie, n’aura pas de difficulté à organiser l’affaire. C’était une proposition tentante, et en ayant parlé à Joel, il a fini par accepter. En faisant la connaissance de cette Claire Hunt, il a fini par comprendre que celle-ci était la femme du notaire, Gerard Hunt, qui s’est chargé des procédures de vente de l’hôtel. Une femme singulière, vivant dans un monde qui n’appartient qu’à elle. Elle est arrivée un matin, à toute allure, a inspecté les lieux d’un regard strictement professionnel, en vue du concert qui allait avoir lieu, l’a mis au courant de ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire, rien, car pendant deux jours, elle et son équipe géreraient l’espace et coordonneraient toutes les opérations logistiques. Il n’a eu qu’à empocher la somme qu’elle lui a remise sans discuter ni conditions ni prix. En un clin d’œil, ils étaient tous là, la bande a fait pendant plus d’une une heure un boucan d’enfer et aussi les délices des spectateurs et de ses hôtes qui ont pu profiter du spectacle gratuitement. En un clin d’œil, ils sont partis, laissant tout comme avant, tranquille et rangé. C’est précisément de cela qu’il discute avec Joel, assis à une table sur la terrasse, regardant le vent qui soulève une légère poussière en prévision d’une tempête durant la nuit. Pour l’instant, il a installé son pied-à-terre dans un de ses bungalows, celui-là même où le grand-père de Joel a séjourné pendant les dernières années de sa vie, alors que Joel, qui a accepté son invitation, occupe maintenant une petite suite au premier étage, deux des anciennes chambres ayant été réunies en un seul appartement. Les nuits sont chaudes, lourdes, et la plupart du temps, quand le vent se lève, c’est uniquement pour annoncer une tempête sèche comme celle qui va arriver dans quelques heures. Joel lui dit que bientôt la pluie viendra s’installer pour plusieurs jours et qu’il faut dès maintenant garantir les moyens de la retenir. S’il était catholique croyant, il dirait que Joel est son ange gardien, il veille à tout sans trop le laisser paraître, lui donne conseil sans imposer sa volonté, l’instruit sur ce qu’il faut savoir pour se frayer un chemin dans ce mode de vie qui le confond encore un peu. Un jour, il prendra le temps d’y réfléchir plus longuement. Il vit encore en permanent état d’alerte. Une question impromptue, des paperasses à signer avec son nouveau nom, des questions procédurières à régler le rendent nerveux.  Il ne comptait pas que la curiosité des visiteurs et des clients retombe sur lui de manière si insistante, mais en même temps, il fallait s’en douter. C’est si rare de ces jours qu’un étranger s’installe dans la ville. Il essaie de faire en sorte que le peu détails qu’il donne sur sa vie s’applique à toutes les circonstances possibles et fournit abondance de détails sur sa découverte de l’hôtel, ses démarches pour l’acheter, la rencontre avec Joel au Jerry’s Pub.  Pour le passé qu’il s’est forgé, il n’a que des mots à vendre, aucune émotion, aucune pointe de vrai qui puisse lui donner de l’épaisseur. Quelqu’un d’un peu futé, comme Alice par exemple, ne s’y méprendrait pas, mais personne, même elle, ne pense aux autres comme de possibles hors-la-loi à moins que ceux-ci ne leur donnent une bonne raison pour cela. Et lui, n’en donne aucune, bien au contraire. Heureusement aussi que Joel est là pour faire les frais de la conversation qui lui fait défaut. Il ne lui pose aucune question indiscrète, même s’il pressent que quelque chose d’important se cache derrière son mutisme obstiné. Tant que cela pourra tenir entre les barrières de ces conditions tacites que tous deux ont acceptées, il n’a pas à s’en faire. Mais il lui coûte de n’être pas honnête envers son nouvel ami. Il sait aussi que cette vigilance constante ira au fil des jours en s’atténuant et il est certain que tant qu’il se maintiendra sur le qui-vive tout ira bien. Mais il sait aussi qu’un jour, son attention faiblira, car on ne peut vivre constamment aux aguets, et que le coup frappé au moment où il s’y attendra le moins, sera le dernier et fatal. Tant que ce moment n’arrivera pas, il respire.  4 La bonne fée repart, murmure Alice Weber, assise au bar du Silver Hotel, jambes croisées sous une jupe longue en jean. Bob remarque dans sa voix une intonation d’amertume. Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ? lui demande-t-il avec un sourire. Pas de sitôt. J’ai trois contrats à boucler au Canada. Oui, continue-t-elle en voyant son air de surprise, je m’en vais dans les terres froides. Cela me rafraichira les idées. Tu connais le Canada ? Vaguement, lui répond-il. C’est pas de là que t’arrivais quand je t’ai vu à l’aéroport ? Oui, c’est vrai, dit-il en ajoutant effrontément un mensonge, je venais de rendre visite à un ami malade. Elle le regarde fixement dans les yeux. Tu t’en rends pas compte, mais tous ces airs mystérieux que tu prends sont particulièrement attirants pour une femme. Il baisse les siens et se tait. Je vous suis vraiment reconnaissant d’avoir eu l’idée du spectacle, reprend-il au bout de quelques secondes. Cela a fait une sacrée pub pour l’hôtel. Une bonne publicité, ajoute-t-elle, tout en remarquant le brusque changement de sujet. Joel te l’a peut-être pas dit, mais cet endroit était depuis sa naissance un antre de péchés. Elle éclate de rire. Je ne le savais pas quand j’ai acheté l’hôtel, mais cela n’y aurait rien changé. Ma décision était prise. Et les péchés, il y en a partout, pas seulement ici. Je t’le fais pas dire. C’est un bonne vérité, ajoute-elle.  Ceux d’ici étaient commis au grand jour. On pouvait pas se tromper. Bon, cette note est prête ? Je voudrais pas encore une fois rater mon avion à cause de toi. Oui, elle prête. Et Bob lui tend une feuille de papier, sans lui dire, cependant, qu’il lui a fait un prix spécial, en soustrayant les deux nuits du concert. Elle ne semble pas le remarquer, présente sa carte, paie en silence et se lève. Il l’accompagne jusqu’à la sortie du bar, lui souhaite bon voyage, la suit du du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse, engloutie par les voitures du parking. Ses yeux sont gris cerclés de noir, pense-t-il, et elle est tout simplement arrivée trop tôt.   5 Il y a des pages blanches qu’on voudrait inscrire sur sa vie pour ne pas devoir parler de tout ce qui empoisonne, parfois un simple regard, des mots qu’on voudrait oublier ou des êtres qui n’auraient jamais dû exister. Chaque hôtel garde pour lui seul ces pages immaculées que le temps s’empresse de froisser pour les jeter au loin. Celui-ci n’est pas une exception. Il faut être agile et rapide, les attraper au vol, avant qu’elles ne disparaissent sans laisser de trace.  

Version 2

Joel regarde son ancien hôtel qui brille comme au temps de sa jeunesse. Il a lui-même aidé a repeindre la façade, les colonnades, et aussi l’enseigne qui danse sur des gonds huilés, le nom de toujours remis à neuf, en ocre sur fond jaune, et il n’est pas mécontent de son travail. Bob a fait ajouter une rangée supplémentaire de bungalows, cela fait, en tout, douze chambres de tailles différentes, pleines de lumière, complétement équipées avec toutes les commodités nécessaires, offrant confort et tranquillité, prêtes à accueillir le monde qui passe. Le parking a lui aussi été agrandi, aux dépends du musée de ferraille qui, selon Bob, ne servait qu’à accumuler de la poussière. C’est à ces détails que Joel voit que Bob n’est pas du pays, qu’il ne comprend ni sa genèse, ni son mode de vie. Mais il s’abstient de dire quoi que ce soit. De toute façon, les visiteurs passaient environ deux ou trois minutes à contempler les carcasses rouillées des voitures, puis s’en allaient, pressés d’être devant un verre de bière. Maintenant, une seule voiture en garde la mémoire, une coccinelle dont la carrosserie a été repeinte afin de reproduire à grands renforts de rouges orangés le coucher de soleil qu’on voit à partir de la terrasse protégée par un auvent rabattable en prévision des ouragans ou des tempêtes de sable. C’est propre et vivant. Même les vieux acacias semblent avoir rajeuni. Tous les matins, à son arrivée, Joel mesure l’effet que l’ensemble produit à partir de la route, et sourit de satisfaction. Qui aurait dit que sa vie prendrait ce tournant totalement imprévisible ? Lui qui était prêt à faire ses bagages et à partir vers une destinée oh combien plus incertaine ! A présent, l’unique décision qu’il doit prendre est de savoir s’il doit accepter l’invitation de Bob de venir habiter à l’hôtel. Une chambre dans le bâtiment principal, totalement refaite, l’attend déjà, au cas où il finirait par accepter. Il y pense, tout en regardant Zirca couchée à ses pieds, les oreilles à l’affut du moindre bruit qui lui paraitrait hors norme. Curieux comme elle a adopté Bob dès le premier moment où elle a fait sa connaissance. Elle suit aussi bien l’un que l’autre, se donne des airs de propriétaire, surtout si on lui confie la tâche de garder les paons et les dindons quand on libère de leur enclos. Il se sent bien. A encore une certaine difficulté à s’habituer à la nouvelle décoration du bar qui fait aussi office de réception. L’espace est plus grand, c’est un fait, car le comptoir a été reculé et beaucoup du bric-à-brac qui s’y était accumulé est parti à la fourrière. Les gros fauteuils en cuir l’intiment un peu, mais les murs se sont repeuplés de photos anciennes qu’il a rendues à Bob et qui retracent l’histoire de l’hôtel au long des décennies. Celle où figure son grand-père est revenue bien en évidence comme un hommage au précurseur qui a aidé à ériger la ville. Le vieux piano est toujours là, clavier jauni, corps noir fissuré, pied improvisé pour l’empêcher de boiter. On l’a appuyé contre le mur latéral entre le bar et une des anciennes remises maintenant transformée en salle de billard. Joel se revoit dans ce projet qui tant de fois a failli périr et qui à nouveau renait des cendres, comme lui, d’ailleurs. Bob lui demande conseil sur tout ce qu’il veut entreprendre, et même si le dernier mot lui revient toujours, Joel est content de pouvoir donner son avis. Il est vrai que Bob n’est pas grand parleur, qu’il se renfrogne même quand il s’agit de son passé, mais Joel comprend la plaie qui le traverse, même s’il ignore quelle en est la cause, et parle pour deux, sûr d’être écouté, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. En fait, depuis que Zirca est entrée dans sa vie, tout se passe à merveille. Curieux, pense-t-il, en souriant intérieurement. Donc, oui, un de ces jours il prendra définitivement le chemin de l’hôtel et viendra occuper cette chambre du premier étage qui est déjà toute prête pour le recevoir.

 « Alors, c’est ici que tu te caches ? » Bob pose immédiatement le verre qu’il tient dans la main de peur que celle-ci ne commence à trembler. C’est une femme qui parle, assise de l’autre côté du comptoir, sourire ironique aux lèvres, cheveux en désordre, verre à la main. Elle n’attend pas de réponse et enchaine aussitôt : « Je me demandais bien où tu avais pu aller après toute la confusion à l’aéroport. Je ne m’attendais pas à te trouver ici en train de faire le barman. » « A l’aéroport, vous m’avez vu à l’aéroport ? » Bob a eu le temps de se ressaisir, mais il ne se souvient pas de son visage. « C’est ce que je viens de dire, tu m’as même fait perdre mon avion ce jour-là. J’ai dû passer la nuit à l’hôtel. Tiens, tu me dois au moins le verre que je suis en train de boire. Alors, ils t’ont emmené en taule ? Qu’est-ce que t’as fait ? » Il remet mentalement toutes les pièces en place, se souvient de la confusion provoquée à son arrivée dans le pays, de sa panique, de l’interrogatoire qu’il a dû subir pendant plus d’une heure. Il a cru effectivement qu’il allait finir en taule.  « Oh, c’était juste un contrôle de routine, j’arrivais d’un autre continent. » « Et à cause de toi on a eu tous droit à une vérification redoublée. Quand il aiment pas une tronche, ils te le font savoir. La mienne leur est pas revenue. Alors, comme ça, c’était juste une erreur, t’es innocent comme Adam avant de mordre la pomme ? » Elle rit, il peut voir les tendons de son cou se raidir et des poches se former sous ses yeux d’une couleur indéfinissable. Juste pour la forme, car il voudrait qu’elle s’en aille au plus vite, Bob murmure quelques mots : « Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre avion, ce n’était pas du tout dans mes plans. » Elle le regarde fixement : « C’est quoi cet accent ? Américain ? » « Nouvelle Zélande » C’est la réponse qu’il a sur le bout des lèvres quand on lui pose la question. La femme ne s’y méprend pas, pourtant : « T’as pas l’accent néozélandais non plus ». Bob reste en silence. Manquait plus que ça, donner des satisfactions à une inconnue, fouineuse, qui plus est ! La femme n’insiste pas. « Bon, de toute façon, ça me regarde pas. Paie-moi encore un verre et on est quittes. Et je voudrais aussi une chambre. La six est libre ? »  Surpris, Bob prend de dessous le comptoir le livre de registres et fait semblant de vérifier pendant que la femme lui jette un regard amusé. « Oui, la six est libre. » Il lui tend une fiche d’inscription et la laisse seule car un groupe de motards vient juste d’occuper tous les fauteuils libres près de l’entrée. A ce rythme-là, il lui faudra embaucher quelqu’un de plus pour servir les clients. Pour l’instant ils ne sont que trois, mais le fils du cuisinier ne vient que trois fois par semaine lui donner un coup de main. Le temps de noter les commandes et de refiler à Jack, dans la cuisine, la liste des plats demandés, voilà Joel qui sort de la salle de billard pour prendre un renfort de bières. Il lui fait un clin d’œil comme pour dire que tout marche à merveille. Quand il revient à son poste, derrière le comptoir, la femme a déjà rempli le formulaire et l’attend. Il lit son nom : Alice Weber, prend la clé du bungalow numéro six et la pose près d’elle ainsi qu’un autre verre de whisky. Toujours son air un peu moqueur. « Tu bois pas ? Sers-toi un coup pour me faire compagnie. » « En effet, je ne bois pas, et j’ai du travail. Je vous souhaite un excellent séjour, Alice. Vous comptez rester longtemps ? » « Je ne comptais pas rester du tout ! » Bob lève les yeux sur elle, mais reste silencieux. « J’ai d’ailleurs une chambre réservée au Royal Hotel. Je me suis juste arrêtée pour voir les changements par ici. J’ai bien connu cet hôtel autrefois, j’ai même vécu à Minetown pendant quelques années, c’est même ici que j’ai rencontré mon futur mari, qui ne l’est plus, du reste. Je connais presque tout le monde en ville. Je vais peut-être rester une semaine. Cela ne te dérange pas ? » Et elle rit à nouveau. « J’espère que vous aimerez les nouvelles installations », lui dit Bob d’une voix neutre. Elle rit toujours. « Oh, je ne fais pas la difficile, j’ai vu pire ! »

Il se passe tout et rien dans un hôtel. Les hôtes arrivent, s’installent, mènent leur vie, poursuivent leurs affaires, font des rencontres et plus au moins de tapage, repartent, un jour, deux, une semaine après leur arrivée. Leurs visages finissent par se confondre dans la mémoire. Il est vrai que le bar, surtout les après-midis et les débuts de soirée, accueille pas mal d’habitués qui en profitent pour faire une halte sur la route en venant du travail et avant de rentrer chez eux. Et il y a aussi ceux qui reviennent à cause d’un plat spécifique cuisiné par Jack et qu’ils apprécient particulièrement. Mais tout est si différent du pays d’où il vient que Bob se demande s’il n’a pas atterri sur une autre planète. Il observe, registre, s’étonne souvent de cette urgence d’immédiat qui rend dérisoires aussi bien le passé que l’avenir. Trouve également étrange l’importance donnée à certains détails qu’il aurait considérés comme absolument futiles ou stupides, comme les concours amateurs d’ornements de chapeaux ou d’arrosage d’êtres humains comme si ce n’était que du bétail. Mais il est là pour servir, faire fonctionner la machine, veiller à ce que rien ne dérape et c’est une vigilance constante qui lui retire des heures de sommeil, mais qui l’empêche para la même occasion de se replier sur lui-même. Il essaie aussi de cerner quel genre de clientèle attire le Silver Hotel, et lui semble que son établissement ne s’est pas dévié des intentions premières qui ont donné origine à sa construction. C’est un lieu pour les perdus et les marginaux, ceux qui fuient le centre des villes, avec évidemment beaucoup d’exceptions qui confirment la règle. Il a accueilli une quantité infernale de participants à un bal campagnard de célibataires, hommes et femmes, qui se réunissent en plein désert pour faire quoi exactement ? Boire, manger, flirter. Il a aussi loué des chambres à pas mal de conférenciers invités par le Club des Naturalistes des Terres Arides. Joel lui a dit qu’un groupe de cinq preppers – il ne savait même pas ce que c’était – ont loué un seul bungalow, le plus grand, et s’y sont calfeutrés pendant une semaine entière. Et puis il y a eu le concert organisé par Alice et la femme du notaire, celui qui justement s’est chargé des procédures de vente de l’hôtel. Sans l’avis de Joel, il n’aurait pas accepté la proposition, mais celui-ci lui a dit que cela serait une bonne publicité pour l’établissement et il ne s’est pas trompé. Après l’évènement qui a duré deux jours pendant lesquels il a délégué la gestion de l’espace aux mains des deux femmes qui ont coordonné toutes les opérations logistiques, l’afflux de visiteurs et de clients était bien visible. Alice, au lieu d’une semaine comme elle l’avait annoncé, est restée presque un mois ; c’est elle qui, en sa qualité de manageur, a négocié avec la bande de rock qui pendant deux soirées a fait un boucan d’enfer sur une scène aménagée sur le devant de l’hôtel, ce qui a fait les délices des spectateurs et des hôtes qui ont pu profiter du spectacle gratuitement. Bob sait parfaitement que cette initiative pratiquement improvisée para Alice – son séjour en ville se devait à d’autres affaires dans le domaine musical – était une forme de flirt et de rapprochement entre eux, ce qui n’est pas arrivé. Ils se sont entendus, pas forcément compris. La veille de son départ, elle est venue s’assoir au comptoir, a bu le verre de whisky qu’il lui a offert, s’est plainte en riant de sa froideur et de sa réserve. Il s’est retranché dans sa politesse habituelle, lui a retiré de sa note d’hôtel les deux nuits du concert, ce qu’elle n’a pas semblé remarquer, puis l’a accompagnée jusqu’au parking, se demandant s’il la reverrait un jour.  Ses yeux sont gris cerclés de noir, pense-t-il en la voyant démarrer. Simplement arrivée trop tôt.  Trois mois qui semblent une longue journée d’été. C’est précisément de cela qu’il discute avec Joel, assis à une table sur la terrasse, regardant le vent qui soulève une légère poussière annonçant une tempête pour la nuit. Pour l’instant il a installé son pied à terre dans l’un des bungalows afin de pouvoir mieux contrôler les allées et venues, alors que Joel, qui a accepté son invitation, occupe maintenant une petite suite au premier étage du vieux bâtiment, deux des anciennes chambres ayant été réunies en un seul appartement. Les nuits sont chaudes, lourdes, quand le vent se lève, il n’apporte aucun nuage, aucune fraicheur. Joel lui dit que pourtant la pluie viendra bientôt s’installer pour quelques jours et qu’il faut dès maintenant garantir les moyens de la retenir. Il a tout préparé en vue de cette prévision. Si ce n’était son habituelle réserve et pudeur, il dirait que Joel est son ange gardien, il veille à tout sans le laisser paraitre, lui donne conseil sans imposer sa volonté, l’instruit sur ce qu’il faut savoir sur ce pays encore tout neuf pour lui. Pour l’instant, il vit encore en permanent état d’alerte. Une question impromptue, comme celle que Alice lui a faite, des paperasses à signer avec son nouveau nom, des questions procédurières à régler le rendent encore nerveux. Il essaie aussi, quand on lui pose une question plus indiscrète, de faire en sorte que le peu de détails qu’il donne sur sa vie s’applique à toutes les circonstances possibles et fournit en revanche abondance de détails sur sa découverte de l’hôtel, ses démarches pour l’acheter, la rencontre avec Joel au Nerry’s Pub. Quelqu’un d’un peu futé ou plus curieux, comme Alice, par exemple, ne s’y méprendrait pas, mais personne, même elle, ne pense aux autres comme de possibles hors-la-loi. Heureusement aussi que Joel est là pour faire les frais de la conversation qui lui fait défaut. Il ne lui pose aucune question indiscrète, même s’il pressent que quelque chose d’important se cache derrière ses silences. Tant que cela pourra tenir derrière les barrières de ces conditions tacites que tous deux ont acceptées, il n’a pas à s’en faire. Mais il lui coûte de n’être pas honnête envers son nouvel ami. Il sait aussi qu’il ne pourra vivre constamment aux aguets, qu’à un certain moment son attention faiblira, et que le cou frappé au moment où il s’attendra le moins sera le dernier. Tant que ce jour ne sera pas arrivé, il respire.

Version 3

1 Joel regarde son ancien hôtel qui brille comme au temps de sa jeunesse. Il a lui-même aidé à repeindre la façade, les colonnades, et aussi l’enseigne qui danse sur des gonds tout neufs, le nom de toujours peint en ocre sur fond jaune, et il n’est pas mécontent de son travail. Bob a fait ajouter une rangée supplémentaire de bungalows, cela fait, en tout, douze chambres de tailles différentes, équipées selon les critères exigés, offrant confort et bien-être, prêtes à accueillir le monde qui passe. Le parking a lui aussi été agrandi aux dépens du musée de ferraille qui, selon Bob, ne servait qu’à accumuler de la poussière. Joel voit bien à ces détails que Bob ne comprend pas encore bien ce de quoi est fait ce pays, en quoi consiste sa mémoire et son histoire. Mais il s’abstient de tout commentaire, car il est vrai que les visiteurs passaient deux ou trois minutes à contempler les carcasses rouillées, puis s’en allaient, pressés de se retrouver devant un verre de bière. Maintenant, une seule voiture en garde la mémoire, une vieille coccinelle dont la carrosserie a été repeinte afin de reproduire à grands renforts de rouges orangés le coucher du soleil que l’on peut voir à partir de la terrasse protégée par un auvent rabattable en prévision des ouragans ou des tempêtes de sable. C’est propre et vivant. Même les vieux acacias semblent avoir rajeuni. Tous les matins, à son arrivée, il mesure l’effet que l’ensemble produit à partir de la route et sourit de satisfaction. Qui aurait dit, quelques mois plus tôt, que sa vie prendrait ce tournant ? Lui qui était prêt à faire ses bagages et à partir vers une destination oh combien plus incertaine ! A présent, l’unique décision qu’il doit prendre est de savoir s’il doit accepter l’invitation de Bob de venir habiter l’hôtel. Une chambre dans le bâtiment principal, totalement refaite, l’attend déjà, au cas où il finirait par se décider. Il y pense tout en regardant Zirca couchée à ses pieds, les oreilles à l’affut de tout bruit hors norme. Curieux qu’elle ait elle immédiatement pris possession de ce nouveau territoire, qu’elle ait aussitôt reconnu Bob comme son autre maitre et qu’elle le suive partout, se donnant des airs de propriétaire, surtout s’il lui confie la tâche de garder les paons et les dindons quand on les libère de leur enclos. Il se sent bien. A encore une certaine difficulté à s’habituer à la nouvelle décoration du bar qui fait aussi office de réception. L’espace est plus grand, c’est un fait, car l’imposant comptoir en zinc a été reculé et beaucoup du bric-à-brac qui s’y trouvait accumulé est partir à la fourrière. Les gros fauteuils en cuir, les tables basses, comme dans un pub anglais, l’intimident encore un peu, mais les murs se sont repeuplés de photos anciennes qu’il a rendues à Bob et qui retracent l’hôtel au long des décennies. Celle où figure son grand-père est revenue bien en évidence en hommage au précurseur qui a aidé à ériger la ville. Le vieux piano est toujours là, clavier jauni, corps noir fissuré, en parfait équilibre sur quatre nouveaux pieds qui lui ont rendu sa dignité perdue. Il trace la frontière entre le bar et une des anciennes remises maintenant transformée en salle de billard. Joel se revoit finalement dans ce projet qui tant de fois a failli périr et qui maintenant semble renaitre des cendres, tout comme lui d’ailleurs.  Bob lui demande conseil sur tout ce qu’il pense entreprendre, et même si le dernier mot lui revient toujours, il est content de pouvoir donner son avis. Il est vrai que Bob n’est pas grand parleur, qu’il se renfrogne même quand il s’agit de son passé, mais il comprend la plaie qui le traverse, même s’il en ignore la cause, et parle pour deux, sûr d’être écouté, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. Donc, oui, un de ces jours, il prendra définitivement le chemin de l’hôtel et viendra occuper cette chambre du premier étage qui est déjà toute prête pour le recevoir.

2 « Alors, c’est ici que t’es venu te cacher ? » Bob pose immédiatement le verre qu’il tient dans la main de peur que celle-ci ne commence à trembler. C’est une femme qui parle, assise de l’autre côté du comptoir, sourire ironique aux lèvres, cheveux en désordre, jambes croisées sous une longue jupe en jean.   Elle n’attend pas de réponse et enchaine aussitôt : « Je me demandais bien où t’avais pu aller après toute la pagaille que t’as lancée à l’aéroport. Je m’attendais pas à te trouver ici en train de faire le barman. » « A l’aéroport, vous m’avez vu à l’aéroport ? » Bob a eu le temps de se ressaisir, sans pour autant reconnaitre le visage qui le regarde et l’interpelle. « C’est exactement ce que je viens de dire, comment j’aurai pu oublier, tu m’as fait perdre mon avion ce jour-là. Dû passer la nuit à l’hôtel. Tiens, tu me dois au moins un verre. De whisky, s’il te plait. Alors, ils t’ont emmené en taule ou quoi ? » Il remet mentalement toutes les pièces en place pendant qu’il lui sert sa boisson, se souvient de la confusion provoquée à son arrivée dans le pays, de sa panique, de l’interrogatoire qu’il a dû subir pendant plus d’une heure. Il a cru effectivement qu’il allait finir en taule. « Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre avion, ce retard n’était pas du tout dans mes plans. » Elle le regarde, intriguée : « C’est quoi cet accent ? Américain ? » « J’ai vécu une douzaine d’années en Nouvelle Zélande. » C’est la réponse qu’il a sur le bout des lèvres quand on lui pose la question. La femme ne s’y méprend pas : « T’as pas l’accent néozélandais non plus. » Bob reste en silence. Manquait plus que ça ! Rendre satisfaction à une inconnue, fouineuse, qui plus est. « Bon, de toute façon, ça me regarde pas. Paie-moi encore un verre et on est quittes. Et je voudrais aussi une chambre. La six est libre ? » Surpris, Bob prend de sous le comptoir le livre de registres et fait semblant de vérifier pendant qu’elle suit ses mouvements d’un air amusé. « Oui, la six est libre. » Il lui tend une fiche d’inscription toute neuve et la laisse seule, car un groupe de cinq motards vient juste d’occuper tous les fauteuils près l’entrée. A ce rythme-là, il lui faudra embaucher quelqu’un de plus pour servir les clients. Pour l’instant, ils ne sont que trois, mais le fils du cuisinier ne vient que deux fois par semaine lui donner un coup de main. Le temps de noter les commandes et de refiler à Jack la liste des plats demandés, voilà Joel qui sort de la salle de billard pour prendre un renfort de bières. Il lui fait un clin d’œil comme pour dire que tout marche à merveille. Quand il revient à son poste derrière le comptoir, la femme a déjà rempli le formulaire et l’attend. Il lit son nom, Alice Weber, prend la clé du bungalow numéro six et la pose près d’elle ainsi qu’un autre verre de whisky. Toujours de son air un peu moqueur : « Tu bois pas ? Sers-toi un coup pour me faire compagnie. » « Je ne bois pas, en effet, et j’ai du travail. Je vous souhaite un excellent séjour, Alice. Vous comptez rester longtemps ? » « Je ne comptais pas rester du tout ! D’ailleurs j’ai une chambre réservée au Royal Hotel. Je me suis arrêtée pour voir les changements. J’ai bien connu cet hôtel autrefois, j’ai vécu à Minetown pendant quelques années, c’est même ici que j’ai rencontré celui qui a été mon mari. Je connais pratiquement tout le monde dans cette ville. Je vais peut-être rester une semaine. Cela ne te dérange pas ? » Elle rit de nouveau. « J’espère que vous aimerez les nouvelles installations » lui dit Bob. » « Oh, j’aimerais sûrement, je ne fais pas la difficile, j’ai vu bien pire ! »

3 Il se passe tout et rien dans un hôtel. Les gens arrivent, s’installent, mènent leur vie, poursuivent leurs affaires, font des rencontres et plus ou moins de tapage, repartent, un jour, deux, une semaine après. Leurs visages finissent par se confondre dans la mémoire. Il est vrai que le bar, surtout les après-midis et les débuts de soirée, accueille pas mal d’habitués qui en profitent pour faire une halte sur la route en venant du travail et avant de rentrer chez eux.  Il y a aussi ceux qui reviennent à cause d’un mets spécifique cuisiné pas Jack et qu’ils apprécient particulièrement. Mais tout est si différent du pays d’où il vient que Bob se demande s’il n’a pas atterri sur une autre planète. Il observe, registre, s’étonne souvent de cette urgence d’immédiat qui rend dérisoires aussi bien le passé que l’avenir. Trouve également étrange l’importance donnée à certaines coutumes ou traditions – habitudes serait peut-être le terme le plus correct – qu’il a du mal à qualifier. Concours d’arrosage d’êtres humains ou d’ornements de chapeaux, par exemple. Mais il n’est pas là pour juger, qui est-il d’ailleurs pour juger quoi que ce soit, mais pour servir, faire marcher la machine de milkshakes, veiller à ce que rien ne dérape, et c’est une vigilance constante qui lui retire des heures de sommeil, mais qui, par la même occasion, l’empêche de se replier sur lui-même. Il essaie aussi de comprendre quel genre de clientèle attire le Silver Hotel, et il lui semble que son établissement, malgré la rénovation, reste fidèle aux objectifs qui ont donné origine à sa construction. C’est un lieu pour les perdus et les marginaux, avec, évidemment beaucoup d’exceptions qui confirment la règle. Il a accueilli les participants à un bal campagnard de célibataires, hommes et femmes, venant tenter leur chance de ménage heureux en plein milieu du désert. Il a aussi loué des chambres à des conférenciers invités par le Club des Naturalistes des Terres Arides. Joel lui a dit que le groupe de cinq personnes qui ont loué un seul bungalow et s’y sont barricadées pendant une semaine sans voir la lumière du jour étaient des preppers, des gens qui pensent que la fin du monde est proche et s’entrainent à résister contre l’inévitable. Jamais il n’avait entendu parler d’une telle croyance. Et puis il y a eu le concert organisé par Alice et une certaine Claire Hunt, la femme du notaire qui s’est chargé des procédures de vente de l’hôtel, et qui apparemment est la promotrice d’événements en tous genres dans la ville de Minetown. Sans l’avis de Joel, il aurait refusé net cette proposition bien à l’image des lubies d’Alice, mais celui-ci lui a fait voir que cela constituerait une bonne publicité pour l’hôtel et il ne s’était pas trompé. Après l’événement, qui a duré deux jours pendant lesquels il a laissé la gestion de l’espace dans les mains des deux femmes qui ont coordonné toutes les opérations de logistique, l’afflux de visiteurs et de clients était bien visible. Alice n’est pas restée une semaine à l’hôtel comme elle l’avait annoncé, mais pratiquement un mois ; elle a négocié en sa qualité de manageur avec la bande de rock qui pendant deux soirées est venue faire un boucan infernal sur une scène aménagée devant la terrasse, ce qui a fait les délices des spectateurs et des hôtes qui ont pu profiter du spectacle gratuitement. Il sait parfaitement que cette initiative improvisée par Alice, dont le séjour à Minetown se devait à d’autres affaires de la sphère musicale, était sa façon à elle de le séduire, même si l’objectif final n’a pas été atteint. Ils se sont entendus, pas forcément compris. La veille de son départ, elle est venue s’asseoir au comptoir, comme le premier soir, a bu son verre de whisky, s’est plainte de sa réserve tout en lui annonçant, une pointe de sarcasme dans la voix, qu’elle ne savait pas quand ou si elle reviendrait. Il s’est retranché derrière sa politesse habituelle, lui a retiré de sa note d’hôtel les deux nuits du concert, ce qu’elle n’a pas semblé remarquer, puis l’a accompagnée jusqu’au parking. Ses yeux gris cerclés de noir le fixèrent une dernière fois, sans moquerie, acceptant le fait d’être arrivée trop tôt. Trois mois passés, révolus, comme une longue journée d’été. C’est précisément de cela qu’il discute avec Joel, assis à une table de la terrasse, pendant que quelques clients s’installent autour de leurs verres de bière tout en essayant d’attirer l’attention de Zirca qui daigne les regarder de ses yeux clairs et futés. Le vent soulève une légère poussière autour d’eux, annonçant une nouvelle tempête.  Pour l’instant, il a installé son pied-à-terre dans l’un des bungalows afin de mieux contrôler les allées et venues de ses hôtes, alors que Joel, qui a accepté son invitation, occupe maintenant une petite suite au premier étage de l’hôtel, deux des anciennes chambres ayant été réunies en un seul appartement. Les nuits sont chaudes, lourdes, et quand le vent se lève, comme maintenant, il n’apporte aucun nuage de fraicheur. Joel lui dit pourtant que la pluie viendra bientôt s’installer pour quelques jours et qu’il faut dès maintenant garantir les moyens de la retenir. Si ce n’était son habituelle pudeur, il dirait à Joel qu’il est comme son ange gardien, il veille à tout sans le laisser paraitre, lui donne conseil sans imposer sa volonté, l’instruit sur ce qu’il faut savoir sur ce pays encore tout neuf et surprenant en bien des aspects. Pour l’instant, il vit encore en permanent état d’alerte. Une question impromptue comme celle d’Alice, des paperasses à signer sous son nouveau nom, des questions procédurières à régler, le rendent encore nerveux. Il essaie aussi de faire en sorte que le peu de détails qu’il donne sur sa vie s’applique à toutes les circonstances possibles et fournit en revanche abondance d’informations sur sa découverte de l’hôtel, ses démarches pour l’acheter, sa rencontre avec Joel au Jerry’s Pub. Quelqu’un d’un peu plus futé comme Alice, par exemple, ne s’y méprendrait pas, mais personne, même elle, ne pense aux autres comme de possibles hors-la-loi. Heureusement aussi que Joel, une fois de plus, est là pour faire les frais de la conversation qui lui fait défaut. Il ne lui pose aucune question indiscrète, même s’il pressent, Bob le sait bien, que quelque chose d’important se cache derrière ses silences. Tant que cet accord tacite restera entre les barrières d’une amitié cérémonieuse comme la leur, il n’a pas à s’en faire. Mais il lui coûte de n’être pas honnête envers son nouvel ami que le hasard de la route a permis de rencontrer. Il sait aussi que cette vigilance à laquelle il s’oblige faiblira un jour et que le coup frappé à un moment où il s’attendra le moins sera le dernier. En attendant, il respire.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.