autobiographies #15 | ouvre-boîte

Paris, mercredi 26 janvier

L’avantage d’écrire la date, c’est qu’on sent passer les jours. Avantage qui pince le cœur, impossible de ne pas voir à quelle vitesse vertigineuse Je me rue vers ma mort (Je est ici anonyme et général). J’aime ce sentiment, ça fait courant d’air. Les fluettes replètes jouent des castagnettes. Une fourchette d’argent, debout, crocs en l’air aux poutres du plafond (3 m 50). J’en reviens au galop vers la mort : ça ouvre un espace, non ? Je propose de ne quitter cette pensée sous aucun prétexte, pour garder tout le temps le sentiment transi d’être en transit et de le savoir ; tout l’intérêt est dans le Et de le savoir. Maintenant imaginons que je meure ce soir. Quelqu’un, j’ignore qui (sans doute un proche, qui m’a bien connue mais n’a pas la possibilité d’en faire état ici), un jour lira ce journal et donc, ce qui suit :

Amsterdam, il va être midi

J’ai marché toute la nuit. Les rues se ressemblaient toutes, je me disais Je suis déjà passée ici, enfin je crois. Il y a eu des immeubles neufs avec des grandes fenêtres au rez-de-chaussée, sans rideaux. Une famille était attablée, comme dans une pub de corn flakes. Le père, la mère et deux enfants, un garçon et une fille. La mère, une grosse femme aux cheveux pendants, remplissait les assiettes que les autres lui tendaient, après avoir plongé une louche noire dans une marmite noire. Il m’a semblé apercevoir dans les assiettes creuses, des crapauds vivants. Mais c’était peut-être les reflets de la vitre, je me suis approchée pour mieux voir. La femme a tourné vers moi sa figure de caniche, d’un air irrité. Visiblement, je troublais leur intimité. Elle a agité sa louche d’une façon peu aimable, comme s’il s’agissait d’un gourdin chromé pour m’assommer. Ce faisant, de grosses gouttes de soupe sont tombées sur son mari, un crâne chauve. Ça devait être brûlant, il n’a rien dit. Il a continué sa soupe. Les enfants n’ont pas eu l’air surpris. Elle leur a donné des morceaux de pain qu’elle coupait en tenant la miche contre ses gros seins. Cette fois, c’est vers moi le couteau, très grand, très pointu. Je suis partie. Dans la fenêtre suivante, elle aussi sans rideaux, une jeune fille était assise à une table, elle me faisait face, j’ai vu qu’elle portait une chemise d’homme. À côté d’elle, une chope de bière. Elle était penchée sur un cahier dans l’attitude d’écrire, ou de dessiner. J’avais envie de savoir ce qu’elle fabriquait. Elle a levé la tête, le crayon dans une main la gomme dans l’autre, elle m’a souri. Moi aussi. J’ai fait le geste bien connu d’ouvrir les mains en décrivant un cercle avec le poignet et en soulevant légèrement les épaules. Elle a compris, elle a levé son cahier pour me montrer. Ça avait l’air d’être une BD qu’elle dessinait, mais on ne voyait pas bien. J’ai collé ma figure à la vitre. La fille s’est levée, elle a collé son cahier contre ma figure, je me suis reculée. C’était bien une BD. Sur la première image, une fille était assise à une table sur laquelle était posée une chope de bière. Assise en profil perdu ou plutôt vautrée, un bras replié peinant à soutenir sa tête, l’autre tendu vers la chope. On voyait qu’elle ne portait rien sous sa chemise d’homme par une cuisse nue qui dépassaient de la table. Un homme osseux, lèvre du haut retroussée sur des incisives anormalement longues, se tenait debout en face d’elle qui disait dans la bulle : J’ai rencontré quelqu’un et c’est une femme., ça devait arriver. L’image suivante était un gros plan du visage de l’homme, ses grandes dents et des petites gouttes tout autour de sa tête pour montrer son étonnement. J’ai fait un geste enthousiaste pouce levé, Super, et j’ai disparu. À côté, la vitre était noire, un appartement inoccupé depuis un certain temps sans doute, vu le nombre d’affiches collées, dont une, visiblement ancienne, en noir et blanc, un visage jeune auréolé d’une masse de cheveux frisés surmontant le col d’un blouson, c’était difficile de dire si fille ou garçon, mais ça me disait quelque chose, une impression. En bas de l’affiche, c’était marqué DISPARITION et tout en bas, des numéros de téléphone. Des numéros de téléphone à 7 chiffres, précédés de l’indicatif de la France. À 7 chiffres. Indicatif de la France. Un homme s’est approché, très grand et mince, d’un certain âge, les cheveux bouclés dépassant d’une calotte blanche en coton, fabriquée au crochet. Il a montré l’affiche en disant quelque chose dans une langue inconnue de moi. J’ai refait le geste avec les ronds de poignets et les épaules levées, il a pointé son doigt vers l’affiche puis l’a retourné vers sa propre poitrine, il a fait cela plusieurs fois. C’était facile d’en déduire qu’il connaissait cette personne sur l’affiche, sa sœur, son fils, un amour peut-être ? Soudain je me suis rappelée ce visage, je me suis rappelée où je l’avais vu, c’était à la Une de France Soir il y a plus de quarante ans, une jeune fille disparue, l’article disait qu’elle avait été vue pour la dernière fois dans un train de nuit allant de Paris à Amsterdam. Par le contrôleur. Il l’avait vue dormir dans la toison blanche d’un manteau afghan, c’était bien sa tignasse frisée, elle dormait dans le compartiment, dans le coin-fenêtre droit. J’ai tourné la tête, l’homme n’était plus là. J’ai traversé la rue, je me suis penchée, il y avait des gens en bas, près de l’eau, l’eau noire, les combinaisons en caoutchouc noir, les masques, les tubas, ils ont plongé. Leurs têtes ont disparu sous l’eau. Au même instant, j’ai entendu la sirène d’une ambulance. Au même instant j’ai ouvert les yeux, j’étais allongée sur une civière. Je ne comprends pas ce qui s’est passé. On m’a parlé de déplacement dans le temps.

codicille : j’ai tenté de raconter un déplacement le long du temps. je ne sais pas si ça se comprend. je me demande si on ne pourrait pas raconter toute une vie, comme ça.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

Un commentaire à propos de “autobiographies #15 | ouvre-boîte”

  1. je n’ai pas pensé à ça, il y a dans certains passages une ambiance de conte, des scènes mystérieuses qui s’enchaînent assez bien, ça se lit bien je trouve et pourquoi pas raconter une vie comme ça ?