Celle qui m’enchaine à son absence, interrompant mes racines. Me laissant orpheline de toutes celles avant elle. Me laissant seule pour démêler l’écheveau de leurs vies. Mille-feuilles de cheveux gris, bruns, longs ou courts, secs et cassants, remontés en chignons ou endeuillés, dissimulés sous un foulard. Seule pour identifier les poitrines allaitantes, opulentes puis flétries. Seule pour dire les mains qui ont nourri, langé, soigné, puni, peint, écrit, conduit, joué. M’abandonnant au grenier avec les malles de tissus en couches sedimentées : satin noir des enterrements, petits boléros immaculés des baptêmes, chandails en laine, robes d’été trop larges, corsets trop étroits et vos coiffes amidonnées que je prenais pour des housses isothermes de théière. M’abandonnant à l’ouverture des boîtes à chaussures contenant vos boutons, perruques, fioles et autres bondieuseries. Seule face à cette vieille femme assise devant sa maison au regard sans joie, dont le portrait côtoie sur la même double page de l’album photo celui de deux enfants sages sur les genoux de leur grand père, quelques pages plus loin une tablée souriante lors d’un mariage, un autre mariage, une femme en plan américain au loin un château. Au fil des pages vos visages que progressivement les coups affligent et ceux qui n’apparaissent plus. Vous avez vécu ici ou ailleurs, vous êtes parties en voyage. Toi tu n’as jamais quitté ton village quand elle s’est mariée loin de sa famille. Et toi qui ne t’es jamais mariée ? un chagrin d’amour t’a fait, paraît-il, entrer dans les ordres. Tu es la belle-mère acariâtre que tes belles-filles détestent et que je trouvais belle et digne dans sa vieillesse. Tu es la belle-fille devenue peintre dans le sud, revenue avec l’âge au pays troquant l’huile pour l’aquarelle. Tu es celle qui ne connaît pas celle que je suis aujourd’hui car le temps s’est arrêté pour nous dans les années 80. Sur la frise chronologique je ne peux noter que de vagues repères d’enfant : les vacances chez ma grand-mère, ta mère, guettant à sa fenêtre en fumant pour commenter les va et vient sur le champ de foire, les vacances chez ma tante, ta belle-sœur, dont la blondeur et la douceur accompagneront ta disparition, les vacances chez ma grande tante, petite femme myope qui me laissait libre de vagabonder dans le parc avec les chiens à manger les kakis dans l’arbre. Sur la frise, non daté, le coup de fil de ma tante, ta plus jeune sœur, m’apprenant la mort de mes grands parents, tes parents. Celle que tu aimais tant que tu voulais l’emmener avec toi, elle est restée et a perdu un fils. Bien avant dans le temps, ma grand-mère enfant accroupie dans le sable de l’Algérie que j’imagine inconsolable de cette jeunesse sauvage contrainte par une vie provinciale d’épouse de médecin. Se glisse ta naissance, chair de notre chair. Comment te construiras-tu avec ces absentes ? Comment te dire tous ces destins fantasmés ?