24. janvier

24 Janvier.

Transformés en loups ou … fait quand même plutôt frais pour ici déjà la dernière fois ça se dandinait d’un pied sur l’autre les têtes dans les capuches sous les parapluies sous les capes plastiques grises ou jaunes dégoulinantes en plis ondulés comme les toges des statues ; en plus le vent glacé collait la mue d’eau sur les cuisses en jean les épaules frissonnantes les dos raidis ou indifférents. Mais aujourd’hui beau temps sec et plus frais encore ! — plus frais et moins nombreux : des rigoles trop maigres de clampins coincés entre les bagnoles du parking, parfois grumeaux devant les harangueurs des micros on est là là ou au pied de l’office de tourisme, vitres crades planquées derrière la banderole gilets jaunes café solidaire — réforme à poings dans ta gueule ; des filets d’humains encore sur les passerelles exigües, drapeaux enroulés sur la hampe plastique gris ou blanc — encore posés sur l’épaule — on dépliera après ; ça parle on croit : un retourné vers l’arrière interpelle en riant des qui suivent mais c’est trop loin ça arrive trop riquiqui c’est trop long on lâchera-rien rien le froid grignote les doigts on aurait pas cru dis ; alors pour tout ça peut-être — pour se remonter — on s’est regardés on a commencé à marcher — faut bouger en attendant — ça va toujours réchauffer ! — derrière la place ça grimpe raide sur la butte qu’ils appellent le mont Frugy (tu rêves Japon neiges éternelles sur fond bleu tu te demandes si tu mélanges pas avec le Kilimandjaro tu souris) ; d’abord tout droit puis des lacets comme un ressort et ses spires repliées du mépris pri pour couper si on veut au milieu de l’allée les étroites marches de pierre et de mousse un peu casse-gueule et des fois pour la main la grosse rampe en rondin verdâtre, pour te dire ça ressemble quand même à peu près au jardin du Rosaire sous Fourvière mais en plus rudimentaire devant le commissariat ria en carrément rétréci tout condensé et quand même ça tape drôlement : une seule fois. bien nette. l’écho. là-haut son clou solidarité té au-dessus de la préf. dans sa jupe crasseuse de fumée jaunâtre — embusquée là — derrière les hautes grilles tout à droite de la place. tu la découvres arrogante entre les arbres une fois que t’as frôlé les gommettes d’ardoises alignées sur les sucres blancs, quand t’as remonté l’Odet à saute-passerelle, quand t’as imaginé qu’on pourrait presque gauler les fruits rouges jaunes violets, peu à peu arrivent s’assemblent s’accumulent pendus en grappes sous toutes les branches d’hiver le gouvernement ment ment quand t’as suivi ensuite les volutes qui croquaient en saccades brusques et irréfléchies les flèches dentelées de la cathédrale, quand t’as rêvé entre-elles tout là-haut Gradlon sur son cheval : ils s’éloignaient à pas lents sur le nuage, manquait plus que le disque orange et sa poudre de crépuscule  — I’m a poor lonesome cowboy ; c’est à peu près à ce moment qu’on est redescendus presqu’à la course passés d’abord vers la grosse bagnole brillante capot encore tiède (l’a pas peur le mec !) comme quand t’effleure le plumeau miel giclé depuis les cassures des rues entre les flaques d’ombre, caresse les visages — tout souple et bon ; bosquets de drapeaux rouges derrière la camionnette  et ses deux ou trois boîtes noires de haut-parleurs ficelés sur la galerie malingre, ses drapeaux ses affiches bleu-ciel et rouges la retraite c’est à 60 ans, le haillon relevé — à l’intérieur les deux toujours mêmes gilets cégète derrière le comptoir bricolé en dalle d’OSB, son chaos de copeaux assemblés à la va-vite comme un morceau de champ de paille qu’on aurait découpé et collé là –distribuent les sandwich pâlichons : 2 euros cinquante jambon blanc rillettes saucisson en manuscrit et en vertical empilé bleu et rouge sur la feuille scotchée désolée y’a que du jambon… ça fait rien un euro vin blanc pastis bière en vertical aussi mais de l’autre côté ; la petite châtain frisée visage rond danse en secouant la tête à cause de Macron, la cinquantaine rôdée à côté du véhicule blanc sale avance en gueulant à intervalles dans son micro : tous ensembles tous ensembles ouais mais ça reprend pas trop comme si ça savait plus ou ça osait pas tous ensembles tous ensembles ….  nombreux à la gare ? – une dizaine environ on s’est débrouillés y’en a qui devaient… ça cortège lentement derrière l’ambulance cabossée des revendications, ça passe sous l’étendard bleu blanc rouge pendouillard de la préf., sous l’imperturbable cagoule bleu marine qui surplombe derrière la grille mastoc avec l’autre sévère qui photographie ou qui compte, ça avance maintenant un peu plus nombreux : des jeunes des vieux des au milieu des enfants des femmes des hommes des rouges des jaunes des verts des violets des à pattes des en vélo (dont deux en VTT couverts de boue sous les casques jaune-canari en ouïes de poisson) un en fauteuil roulant, la jambe droite enturbannée de bleu pointée en éperon c’est dans la rue ksas pass c’est dans la rue ksas pass quand il se passe le costaud cgt Moselle en gros caractères blancs, chapeau australien, pantalon épais, poches à gros rabats avec bouton sur le haut des cuisses, moustaches, kekchose c’est dans la rue ksa défile la grosse godasse comme un vieux visage usé et renfrogné, la silhouette trempée à l’enfer rouge fumée, ça pousse, elle arrive de la précarité Lily elle n’a nulle part où aller Lily elle a travaillé et cotisé ça flotte jaune et blanc sur fond rouge fédération des services publics blanc sur noir le gouvernement nous passe la corde au cou ça roule avec une ancre  CGT des marins du grand ouest ça domine avec une tête présidentielle vérolée – Sois vioque et tais-toi la même en portrait en perruque en sceptre et en pourpoint bariolé royal, agitée depuis le balcon avec le message monarchie présidentielle, rires, coups de coude, eh t’as vu ?!! en bleu blanc rouge SOS démocratie en péril sur un drap Lycée Brizé par la réforme en grosses lettres vertes la casse des retraites et des services, Pour notre avenir tous ensemble pour gagner, Soigne et tais-toi en blouse blanche, sur un carton ridé griffé au maigre feutre malhabile, paumé entre les banderoles et les affiches clinquantes  Je suis tellement en colère que j’ai fait une pancarte, juste à côté un grand RIC noir sur carton jaune sur fond noir et encore plus furax Retraite à points point de retraite ADMR en colère ! –-tout ça défile en foule, parfois danse trois quatre pas dans la rue ksa défoule ah ah ah les jeunes derrière le chef de chorale improvisé qui agite les bras et conduit à reculons à cause de Macron et ça file GREVER c’est REVER GRAVE ! Collège Kervihan très mécontent ! SDIS 29 les pompiers sont dans la rue ! 25 ans au chômage 64 ans encore au boulot ! Tu veux une retraite à taux plein à 60 ans, commence à travailler à 11 ans ! — ça piétine un autre gros 30 fendu d’un sourire flambant dans son rond blanc, circule devant les marches de la gare et la pyramide de fumigènes écarlates, silhouettes fières et bras levés comme des statues de la liberté, le cortège vient de tourner devantle galonné avec ses capitonnés boucliers au pied – respectez-moi Madame – ya des bornes à pas dépasser, 60 ans c’est bien assez!– une bouche avec juste la dent en moins qu’il faut, le pauvre setter anglais assis dans la caisse stationnée, tout tremblant derrière le volant sur ses maigres pattes de gris (dès qu’on le voit on fait un écart ou on se penche en souriant pour lui balancer des coucous de la main et des yeux mais bien sûr ça suffit pas alors tout de suite on s’en veut de faire peur en étant là) puis devant la cathédrale le gibet à trois pendus en camisole blanche, pancarte accrochée au cou : pas de planète pas de retraite ; la bouteille de gaz rouge hérissée d’un tube, poussée par le type avec le casque anti-bruit, quand il s’arrête tout autour les mains viennent en coque sur les oreilles — ça fracasse les murs roule entre les façades bastonne les tympans non protégés — merde — faites du bruit — fait chier — fumée noire ras le sol — un gilet violet sud rallume son fumigène à celui du gilet rouge CGT le béret rouge en vélo et à sifflet balance des trilles en remontant le cortège, se plante aux carrefours en plein milieu, actionne une corne comme aux matchs de foot ; les trois imperturbables du service d’ordre se font engueuler par le livreur arrivé trop vite avec sa camionnette, aurait bien voulu rentrer dans le tas des fainéants des pourris — comme l’autre qui gueulait à la télé terroristes bande de saloperies de terroristes ça sait plus chanter assez fort vraiment on est là même si tu veux pas ; une femme en approche rapide et à contre-courant yeux et bouche pincés le regard qui n’en pense pas moins qui dit bien ce qu’il veut dire mais non c’est toi qui imagine faut pas non plus … le jeune pianote sur son portable pianoterait n’importe où on dirait, c’est à l’entrée du fast-food à tacos, il y a des tables rondes et petites dehors, pour ceux qui fument, dessus une bière, juste on dépasse la venelle — c’est pas souvent de lire venelle c’est joli ça donne envie de rebrousser le temps — la venelle du pain-cuit c’est joli — le gilet violet sud écrase son fumigène qui décidément bafouille, le vrille contre une pierre d’angle en granite, ça trace une grosse larme noire au-dessus de la poubelle verte façon corbeille à papier avec ses lamelles métalliques ajourées, comme une fleur de déchets ; un peu après on lit esplanade Julien Gracq homme de lettres 1910 – 2007 — ça fait un âge respectable — c’est étrange de faire jeune vieux ou même n’importe quel âge respectable — on est passé devant un tag avec le visage soleil noir de Jimmy Hendrix, écrit sous son portrait : lorsque le pouvoir de l’amour vaincra l’amour du pouvoir le monde connaîtra la paix ; juste devant nous le type continue de s’agenouiller à intervalles devant les poteaux des panneaux de signalétique, chaque fois qu’il se relève et reprend ses deux petites filles par la main, une de chaque côté, on lit le bracelet urbain du nouveau sticker vert foncé ou rouge vif : extinction rebellion, trahison = prison ; maintenant c’est fini ça se désagrège ça se délite ça pend les derniers rubans de voix au cou des murs

5 commentaires à propos de “24. janvier”

  1. Ah ! sept ou huit minutes de lecture à voix haute quand même ! J’y étais ! ça sent le vécu… et ça emporte du coup. Belle image aussi, belle pensée… 

  2. oui et j’ai cru reconnaître le camion mais le nôtre il donne pas des sandwichs contre un peu d’aide, il se contente de débiter de la musique et c’est toujours le même qui choisit, en rouge cgt – mais sans ça c’est un peu même et on se fait du bien on pense quand on est un peu trop vieux pour y croire

  3. Quelle description toute en milliers de touches, de l’impressionnisme quoi… Comme si on y était mais c’est beau à lire. Tenir l’écriture sur une telle longueur de cortège, bravo ! Merci