#4 (Fil Berger) AFFINITÉ Version 2

Seuls les petits murets en pierre sèche m’intéressent en tant que pure minéralité extérieure : je peux les bâtir, je peux les consolider, je peux les aimer, je peux les utiliser, je peux y abimer mes mains, je peux y siéger. Ils intègrent le dehors quasi naturellement en en séparant, harmonieux, des parts de paysage logiques.
Je ne pourrai, a contrario, que difficilement me confronter longtemps aux grands murs de bâtiments et, par exemple pour un rendez-vous, je resterai interdit quand, sortant, il me faudra en prendre de face un ou plusieurs. Leur contingence me mettra mal. Je tenterai l’évitement impossible.
Si, en un temps d’attente, puisque je serais regardant, il fallait prendre de la muraille, vite, je choisirais de voir le plus évident, le plus rapide, le plus proche, le plus facile, sans chercher bien loin, afin d’en finir au plus tôt avec une inquiétude visuelle et à fleur de peau. Pour pouvoir passer l’obstacle. Je sélectionnerais celui des murs ou ceux groupés qui me feraient face, immédiats ; celui ou ceux groupés qui boucheraient en aplats vibrants tout horizon. Je me foutrais des secrets qu’ils pourraient contenir. Qu’ils protègent ! je penserais ça, regardant. Que mes yeux travaillent, je me dirais, me forçant.
Maintenant je me tiendrais face à la « grandeur » sans accointance ; je stationnerais, affrontant la connaissance rebutée de l’expérience : d’accord pour réduire la distance, mais sans la moindre proche connivence amicale, sans l’adjacence complice nécessaire. Le voisinage mural m’ennuierait bien.
Seule — mais au plus haut point — m’importerait leur géométrie d’encastrés aplanis. Mon regard, quoique attiré par les strates de l’imbrication, je le limiterais avec effort aux lignes de force de l’amalgame, de la surface cartographique volontaire qu’ils forment. À une mentale superficie  enfermant, sévère, du profond, de l’impénétrable, du latent, de l’abstrus.
Mon champ de vision craintif et refusant la profondeur serait en totalité occupé, et découperait la densité apparue en trois sortes de directions, d’orientations lignées. D’abord les horizontales — cinq : les deux limitations infléchies du cadre ; une s’étendant à moins du tiers de la largeur et de la hauteur totales ; deux toutes petites tout en haut — certaines seraient rectilignes, d’autres plutôt crénelées. Ensuite les verticales — neuf : les deux délimitations infléchies du bord cadre ; trois dans la première moitié de la largeur ; deux presque au bout à droite ; deux assez courtes, une très à gauche et l’autre à droite, se situant dans le dernier tiers en hauteur — qui seraient souvent un peu penchées ou légèrement désaxées, voire à peine coudées. Enfin les diagonales — deux : une dans le premier tiers en haut à gauche ; une autre dans le dernier tiers à droite en haut — toutes deux seraient parfaitement tirées.
Ces seize traits, comme plomb de vitrail moderne, montreraient : l’encadrement de mon champ visuel ; la rive d’un toit avec trois noquets ; le faîtage d’un chien-assis ; la limite entre deux parties du bardage d’un pignon en lattes de bois peintes ; la queue-de-vache d’un chéneau ; l’angle d’une façade récemment refaite ; un autre pignon grossièrement taloché comportant des chemins de câbles et une descente d’eaux usées accrochés en Y.
Tout en bas, au ras du cadre, à l’extrême gauche, signes bienvenus et cette fois purement signifiants, seraient plantés un disque surmonté d’un triangle équilatéral — panneaux de circulation —  affirmant la présence d’une route limitée à une vitesse de quarante kilomètres par heure et d’un carrefour : lenteur et indécision enfin précisées et vues de justesse.
Bleu, gris, crème, blanc, ocre brun, blanc cassé, noir, rouge vibreraient au soleil les couleurs des matières juxtaposées. Sur le poteau indicateur ainsi que sur la descente de gouttière, deux très petites marques jaune vif diraient la possibilité d’une promenade à pied loin de tout mur, sans s’en prendre un ni plusieurs.

Quand il m’arrivera de passer un seuil, par exemple celui de ma porte d’entrée pour attendre quelqu’un, je me trouverai donc désemparé dans la présence et dans l’inconfort du dehors. C’est fort rare, que je sorte, et difficile, et dur, et je me cogne à l’intérieur, même si dehors est le plus souvent d’une apparence douce là où je réside. Je ne vais, comme on l’a vu, pas m’amuser à aller caresser un mur du dehors. Pas la peine de m’y frotter, je me cogne à lui en direct et sans médiation avec mes murs du dedans. Alors, une distance de sécurité conditionnelle aura été scrupuleusement respectée. Ce seront mes yeux et mon enveloppe physique qui auront fait le travail. Mais assez discrètement, sans avoir l’air d’y toucher.

Mon rendez-vous arrive assez vite en général, pour me soustraire à cette étrange contemplation inquiétante.

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.