#40 jours #06 | Sauveterre en Sauvetemps

Le plan de ville de Sauveterre n’existe pas encore. Sera-t-il jamais créé ? Sauveterre-en-Saintonge, la carte, le plan, on en retrouve seulement quelques fragments, chaque année, dans l’Almanach du Facteur, dit jadis des P.T.T. Ces calendriers qu’on fait choisir aux enfants, quand la factrice passe un peu avant Noël et sort de son sac jaune toute une panoplie de paysages, de bords de mer, d’îles, la campagne, ses rivières et ses villages, la montagne enneigée et alors tu te demandes (Mais ils sont où, les pics de Haute Saintonge ?). De toute façon, comme l’année dernière, ce sera des chatons ou des chiots. Une fois, peut-être, les animaux de la forêt, qu’on ne voit jamais. Comme le plan de Sauveterre. Dans l’almanach, c’est juste un rectangle d’une demi-page au milieu ou presque, au verso du plan de la grande ville, la préfecture. Un réseau de routes, en blanc bordé d’une ligne rouge, la ligne ferroviaire rouge, quelques bâtiments, des rectangles et des carrés, les deux ovales des stades, tout toujours du même rouge, une poignée de zones vertes pour les parcs, et le petit réseau sinueux bleu ciel de la rivière, quelques canaux, des plans d’eau, à bordure d’un bleu plus fort, comme les trois lignes de vaguelettes et l’icône du nageur indiquant ici le Plongeoir, l’ancienne piscine remplie de béton devenue aujourd’hui un lieu de rendez-vous des jeunes, et là-bas les Antilles, et alors tu te demandes s’il ne faut pas regarder ce plan comme tu regarderais la carte d’un archipel. Après tout, ces figures isolées comme des îlots sur ce fond beige, couleur sable. Et les noms, en noir, en gras, plus ou moins grands, certains en rouge, la Seûle en bleu, et ceux qui longent la voie qu’ils désignent, en sinuant, ou les petits pâtés de mots dans tous les sens. Il suffirait de faire disparaître les lignes et les couleurs, les croix des cimetières, de ne conserver que les mots sur un fond vierge, façon Matt Siber, et tu te demandes (Comment faut lire ce qu’on voit ? ou l’inverse ? ça fait encore une carte, un plan, cette espèce d’archipel ?). De toute façon, le plan de Sauveterre n’existe pas vraiment par ce genre de dissociation, de l’image et du texte, mais de l’espace même et du temps. Ce genre de plan, sommaire, évolue évidemment en fonction des cartes géographiques les plus précises et régulièrement mises à jour. Mais pas sur le rythme ni avec le souci d’exactitude. Ainsi, on peut retrouver des éléments les actuels côtoyer des indications erronées. Pour preuve, cette structure de formation, comme celle où je travaille, indiquée dans le centre, alors que je sais que, d’une, elle a été déplacée depuis longtemps et que, deux, elle n’existe tout simplement plus. De la même façon le Pôle Emploi n’est pas là où il devrait être. Mais la nouvelle résidence, près des Antilles, est bien là. Une erreur bien sûr. Et pourtant, tu pourrais te dire, (Et si ce n’était pas une erreur ? si la carte était faite de fragment de plans plus anciens ? si elle enregistrait, ici ou là, quelques mouvements, la disparition d’un lieu, l’apparition d’une zone, mais sous l’espèce de l’anachronisme ? par ruptures ou sauts temporels ?). Et c’est seulement comme ça, par-là, je crois, qu’il existe le plan de ville de Sauveterre. Pour en saisir la réalité, il ne faut pas se contenter d’une carte, mais de superposer le plus de cartes possible et de voir comment, de l’une à l’autre, ne serait-ce que par la dimension même du cadre, due au souci de l’impression, et donc par le changement de dimension, par ces bâtiments qui ne correspondent plus, par l’apparition de nouvelles structures, par ce bras de rivière qui s’est replié, cette route qui s’est redressée, ce nom jadis coupé maintenant déplacé, déployé et en gras, ce rouge qui tirait d’abord au violet, comme le bleu, etc. — il s’agit de savoir comment les formes, les lignes, les mots, les couleurs esquissent de par leurs modifications le plan d’un tremblement. Tremblement de l’espace. Tremblement du temps. Vibration d’un côté, séisme de l’autre. C’est ça au fond, le plan de Sauveterre, ça consiste en ça. Sauveterre en Sauvetemps.

Alors bien sûr, on me dira : Mais pourquoi l’almanach du Facteur ? est-ce que ça ne fonctionne pas aussi avec des cartes tout ce qu’il y a de plus classique, IGN, état-major, Cassini ? ou les plus récentes et en ligne ? Et bien sûr, ça fonctionne aussi ça. Et très bien d’ailleurs. Je me souviens être tombé un jour sur un « Baudelaire fermé » de Google Maps, qui m’a même emmené en street view sur le lieu du site, à Saint-Pétersbourg, comme pour bien me montrer qu’il n’existait plus. Mais l’almanach des du Facteur, pour moi, c’est mieux. C’était comme un cadeau de la factrice, pour Noël ou les étrennes, et peut-être avec une carte postale, une jolie carte de vœux, comme le premier album de l’année à venir, toute proche, que je feuilletais avec plaisir en fin d’année pour voir ce qui avait changé, les pages qui s’étaient déplacées, les images qui étaient apparues, etc. Le premier avec celui des pompiers, mais lui, si je me souviens bien, ne contenait pas de plan de ville. Ni de petits chiens.

Figure 25 – Sauvetemps – GIF à 50 ms par image – créé le 17/06/2022

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).