#40 jours #16 | écrire en Amérique

Ce qu’il voudrait, l’enfant, c’est écrire mais pas écrire ici dans cette grange, pas écrire assis par terre dans un cahier, ce qu’il voudrait, c’est écrire en Amérique. Dans le livre d’Amérique, il y a des écrivains, il a noté des noms, Walt Whitman, c’est un vieux avec une longue barbe et c’est à New York qu’il écrit, et l’enfant a aussi noté Emily Dickinson, elle écrit toute seule dans une grande maison, il a noté surtout Henry David Thoreau, il habite dans une cabane au milieu de la forêt, près d’un lac, et il écrit là, Henry David Thoreau, mais lui, l’enfant, en Amérique, est-ce que c’est en ville qu’il écrit, est-ce que c’est dans un désert, est-ce que c’est au bord d’une route qu’il écrit ? L’enfant rêve qu’il est en Amérique et qu’il écrit : c’est une métropole – c’est comme ça qu’on appelle les villes quand elles sont immenses – et il habite dans un gratte-ciel, tout en haut, et il se lève tôt, il fait encore nuit, il a un ordinateur – en Amérique, les gens n’écrivent plus dans des cahiers, ils n’écrivent même plus à la machine à écrire ou alors seulement des romans policiers, ils écrivent directement à l’ordinateur, ils ont des tout petits ordinateurs qu’ils peuvent transporter partout dans une mallette et comme ça ils peuvent écrire directement au propre n’importe où – l’enfant n’est plus un enfant, il est écrivain en Amérique et il écrit – la ville, ça pourrait être New York, comme Walt Whitman, mais ce n’est pas de la poésie qu’il écrit, l’enfant – il commence par écrire dans le gratte-ciel, face aux lumières de la ville qui petit à petit perdent de leur éclat quand il commence à faire jour, ce qu’il écrit, l’écrivain, sous l’aube, c’est ce qui se passe dans ces appartements quand les lumières s’allument, il imagine les gens qui dorment puis qui se réveillent, des hommes, des femmes, des enfants, des noirs, des blancs, des Peaux-Rouges, ils se réveillent le matin et leur vie recommence et l’écrivain raconte leur vie, à ce gens qui allument les lumières de la ville puis qui les éteignent, ils partent au travail et l’écrivain part aussi, il a son bistrot – en Amérique ils disent autrement, des sortes de bars ou des diners, c’est comme des restaurants mais c’est quand même un peu différent, il ne sait pas vraiment, l’enfant, comment c’est, c’est pour ça qu’il veut aller là-bas voir en vrai – et il écrit dans son bistrot, l’enfant, ce sont des sièges rouges, rembourrés, une dame avec une robe rose est derrière le comptoir, des gens sont sur des chaises hautes mais lui il est à une table, c’est plus pratique pour écrire, il a avec son ordinateur portable, il faut trouver une prise, il va toujours à la même table, celle près de la prise, et il écrit sur les gens qui viennent là, il écrit sur ce qu’ils mangent – des donuts, des cookies, des frites – et sur ce qu’ils boivent – du coca, de la bière, du gin – et il imagine des rencontres, un homme rencontre une femme, il dit au barman de lui payer un verre, c’est de la part de ce monsieur, il lui dit, et la femme vient s’asseoir près de l’homme et après l’enfant ne sait pas trop comment ça se passe, ce sont des choses pour les adultes que l’écrivain écrit, et il y a des ouvriers qui viennent chercher des sandwichs, des vieux qui sont assis toute la journée à la même place et qui ne disent rien, ils boivent de la bière et c’est tout, et il y a aussi des gens bien habillés, costar-cravate, ils sont pressés, ils arrivent, ils parlent très fort, et on est soulagés quand ils sont repartis, les vieux surtout qui ne supportent pas trop le bruit et l’écrivain qui n’arrivait plus à se concentrer et il n’a pas vu passer le temps, l’écrivain, il a écrit toute la journée, la femme en rose – ce n’est plus la même que le matin – lève les chaises sur les tables, elle commence à nettoyer, l’homme remonte dans son gratte-ciel avec son ordinateur portable, il a écrit toute la journée mais il n’est pas fatigué, il voudrait bien dormir mais il y a trop de lumières dans la ville, alors il pense déjà aux histoires qu’il écrira demain, et il se demande, l’enfant, si les gens dorment, en Amérique.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

3 commentaires à propos de “#40 jours #16 | écrire en Amérique”

  1. C’est intéressant cette projection dans l’esprit d’un enfant, et celle dans une Amérique imaginée. J’ai beaucoup aimé, merci.

  2. Comment rentrer dans un mythe… c’est fabuleux cette errance sur place, le voyage immobile… ça donne envie de partir… de mon côté j’ai des envies non d’Amérique, mais de Saint-Pierre et Miquelon… du coup je crois que je vais m’y mettre ! Belle journée à vous 🙂