#40jours #21bis | ceci n’est pas un livre

Certains disent que je ne suis pas un livre. Certes, on ne me range pas là- bas,   sur les belles étagères de chêne verni, les flancs bien au chaud entre deux de mes congénères. Je vis seule, la tranche posée sur le marbre froid. Vous pouvez dès à présent refermer cette page si vous espérez y découvrir une histoire bien sagement couchée sur mon papier blanc. Seuls ceux qui savent lire entre les lignes pourront comprendre comment tourner la page suivante.

Pour ma première propriétaire je fût un cadeau, bien enveloppée dans un papier de soie. Choisit avec amour par sa mère sur le rayonnage du libraire ou je crânais fièrement en tête des ventes, nous fîmes connaissance le jour de son mariage. Dès son retour de voyage de noces, elle me feuilleta et ne tarda pas à me réserver une place de choix dans sa cuisine tout contre le ronronnement tiède du four et face a la fenêtre. Je coulais des jours heureux avec la sensation du devoir accompli: celui de participer à la paix du ménage. Il faut dire que mon ragoût d’agneau était probablement le meilleur avec un petit secret pour lier la sauce en fin de cuisson qui pouvait (à condition de respecter scrupuleusement le moment précis pour glisser cet ingrédient dans le liquide odorant et frémissant) vous propulser du rang de bonne cuisinière à celui de reine des fourneaux. Je passais ainsi une jeunesse dorée en compagnie de ma propriétaire qui me consultait presque tous les jours de la semaine (quel livre peut en dire autant ?) et protégeait amoureusement ma couverture d’un plastique transparent. Je vous laisse imaginer ma fierté  lorsqu’elle me présentait avec modestie (elle plaçait toujours avec une grande délicatesse à mon égard ses talents de cuisinière au second plan) lors des repas de famille à la  grande tablée joyeuse, les estomacs repu du bœuf bourguignon et du baba au rhum (sa spécialité même si elle s’accordait le droit à quelques infidélités les joues roses en réduisant d’un tiers la quantité de rhum ce dont elle s’excusait auprès de moi en m’expliquant que c’était pour le bien des enfants). Je passais de main en main, les convives détaillaient avec délice ma crème caramel ou mon vacherin glacé. et mon tour de table était salué d’exclamations gourmandes Je me souviendrais toujours du soir ou nous étions elle et moi en train de préparer une charlotte aux poires. Elle finissait juste d’éplucher la peau juteuse et sucrée quand nous entendîmes le bruit familier de la porte d’entrée. Quelques secondes après son mari fit irruption dans la cuisine et, entourant sa taille, tout en lui glissant un baiser dans la nuque lui annonça qu’il avait eu une promotion et que son patron ne lui avait parlé que des œufs mimosa servis par son épouse le soir où ils l’avaient invité à dîner. Je ne connu pas de joie plus intense que celle que fit naître le regard plein de gratitude qu’elle me jeta alors.

Puis un jour, alors que j’envisageais de vieillir a ses côtés, elle me confia aux mains de sa petite fille accompagné de milles et unes recommandations sur  ma double page centrale (celle du mille feuille) qui avait tendance à se détacher et sur mon beau cordon de satin rouge qu’elle avait déjà sauvé d’un effilochage à deux reprise. La petite fille ( qui n’étais plus si petite que ça depuis le temps que nous lui préparions le traditionnel clafoutis aux cerises dont elle raffolait pour ses goûters d’anniversaire) me glissa dans l’obscurité de son sac à dos sans me laisser le temps de faire mes adieux. Lorsqu’elle me sorti enfin de cet endroit horrible, elle me feuilleta rapidement avant de me déposer sur la plus haute des étagères de sa cuisine. Je passais là au moins deux ans à m’ennuyer ferme, sursautant au tintement la cloche du microonde qui me sortait de ma torpeur et me lamentant de la poussière qui ne tarda pas a recouvrir d’une terne pellicule ma belle couverture plastifiée. Si j’avais su alors que le pire restait à venir… Un jour, elle me délogea de mon étagère pour me placer sans ménagement dans un carton, coincé entre deux volumes d’une encyclopédie de géographie. Après avoir été secoué en tout sens, j’atterris dans ce que je devinais vite être une cave sombre et humide. Je passais ainsi cinq longues années dans le noir complet.

Un jour, alors que je me résignais à mourir dans ce carton rongé par la moisissure ou bien succombant a la morsure des incisives d’un rat, on me déplaça de nouveau. Il me fallu quelques minutes pour me réhabituer à la lumière du jour et étirer mes pages froissées. Je réalisais alors que je me trouvais, toujours au côté de l’encyclopédie, sur les planches de bois brut posées sur des tréteaux d’un vide grenier. Ma geôlière était là et ce fut sans aucun regret que je m’éloignais d’elle dans les mains de mon troisième propriétaire. L’homme était un célibataire endurci. A peine arrivé dans sa cuisine il me déshabilla de ma belle couverture de plastique. Là commença alors pour moi une époque difficile. Il suffisait cependant que je me remémore en frissonnant le froid glacial qui pénétrait ma tranche pendant mes cinq longues années de bannissement pour me satisfaire de mon sort. Mon propriétaire était distrait, peu organisé, et tête en l’air. Il oubliait fréquemment un ingrédient ne respectait pas les quantités, s’obstinait dans ses erreurs, laissait brûler le beurre fondu au fond de la casserole. Il me rejetait la faute dessus avec une mauvaise foi patente. Il me traitait sans ménagement. C’est chez lui que les coins de ma couverture en carton pourtant épais se sont cornés. Ma page centrale s’est définitivement arrachée et je mis longtemps à me remettre des brûlures d’huile chaude qui tâche désormais d’auréoles grasses ma page sur les beignets aux fleurs de courgettes. Un jour, sur un coup de tète dont il était familier, il coupa même mon beau cordon rouge (qui recommençait à s’effilocher). Je me senti comme nue et il me fallu longtemps pour m’habituer à ce moignon trônant au dessus de ma tranche. Un jour, il ne rentra pas et j’appris de la bouche des deux hommes en uniforme de crêpe noire qui buvaient un café debout dans la cuisine qu’il ne rentrerais plus jamais. L’appartement fut vidé. Je n’espérais plus rien et laissais la mélancolie effacer peu à peu l’encre de mes pages.

Peu de temps après, des petites mains ouvrirent le carton ou se trouvait ma vieille carcasse. Je m’abandonnais sous les caresses que les doigts chaud et potelées faisaient en manipulant ma vieille couverture ridée. L’enfant m’amena en courant à la cuisine pour me montrer à sa mère. Elle me feuilleta avec nostalgie en racontant au petit garçon les aspics et les asperges sauce mousseline que lui préparait sa grand mère tous les dimanches au déjeuner. Puis elle sourit à la vue de mes quelques pages couleurs : sur des plats ovales en inox, mon saumon en croûte plus vrai que nature  avec ses écailles qu’il ne fallait pas oublier d’entailler aux ciseaux dans la pâte feuilletée  avant la cuisson ou bien ma salade de tomate aux œufs durs présentée en alternant une tranche de tomate et une tranche d’œuf et entourée d’une couronne de mayonnaise et de persil. Elle me referma puis me remis entre les petites mains potelées qui m’emmenèrent dans leur chambre. Depuis je suis parfaitement heureuse. Mon petit propriétaire est un petit garçon adorable. Nous passons des heures à jouer à faire semblant de cuisiner avec la dînette pour nourrir la grande tablée de peluches. L’autre jour, c’est sur mes pages qu’il a déchiffré son premier mot et c’est avec émotion que j’ai vu sa mère verser une petite larme pendant qu’il prononçait d’une voix un peu hésitante le mot Carotte, son minuscule index délicatement posé sur ma page où figure la jardinière de légumes. Ce soir, depuis l’étagère de son petit bureau où il me range entre un puzzle et un ours en peluche je le regarde dormir avec tendresse. Ma reliure me fait souffrir, elle n’a plus la souplesse de mes jeunes années. Cela n’a pas d’importance. Demain, nous jouerons a faire une mousse au chocolat pour le chien. Je compte bien  faire une surprise à sa mère : je pense qu’il est a deux doigts de comprendre la magie des nombres

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

2 commentaires à propos de “#40jours #21bis | ceci n’est pas un livre”

  1. C’est beau et tendre. L’histoire est belle et joliment racontée. Quelque chose du conte. Un beau moment de lecture.