#40jours #23 | traversée

Le plus court chemin d’un point à un autre est la ligne droite sa grand-mère lui répétait l’adage quand perdue dans les circonlocutions elle peinait à réclamer une faveur: sucrerie jouer chez les voisines la fête foraine la piscine où il fallait se rendre en voiture. Droit au but! Qu’est-ce que tu veux? Le message clair restait prisonnier de sa bouche. À vol d’oiseau disait son père penché sur la carte routière des vacances en montagne. D’un village l’autre à peine une poignée de kilomètres en ligne droite, quatre fois plus en comptant les virages qu’il caressait de l’index comme pour en apprivoiser les dangers. Elle admirait les cités nouvelles rationnellement tracées en damier où la population se rendait d’un certain quartier à un certain autre sans détour. Mais elle avait toujours habité cette ville de la vieille Europe née aux rives d’un fleuve, modelée par les hasards et l’instinct de propriété à travers de nombreuses couches temporelles laissant leurs traces urbanistiques hétéroclites: impasses, recoins, cours intérieures, escaliers de service, collages de baraques anciennes, d’immeubles bas, de buildings qu’aucun Haussmann ne s’était avisé de policer. Pas moyen de voir au-delà du coin de la rue, perspective obstruée, regard butant sur un pan de mur une volée de marches menant à une porte toujours fermée qu’elle ne s’était jamais risquée à ouvrir parce qu’on n’ouvre pas sans prévenir le logis d’une autre. C’était si simple pourtant, pas besoin d’être le passe-muraille du roman qu’elle avait lu chez sa grand-mère une après-midi d’été alors qu’elle voulait la piscine municipale sans oser la demander. La porte en haut de l’escalier s’ouvre d’elle-même comme si entendant les pas elle s’était préparée à la main sur la poignée. Les gonds pivotent. Pénètre dans la pièce unique à l’odeur de feu éteint, un divan se devine dans la pénombre, la forme d’une chaise paillée, un buffet sur lequel elle distingue un pot à lait blanchâtre. Une porte dessinée sur le mur précisément en face de celle donnant sur la rue, qu’elle pousse, se retrouve dans une courette aux pavés gras habitée par un troupeau de poules gloussant quand elle traverse jusqu’à la porte de l’immeuble mitoyen située, elle le remarque, dans l’alignement exact des deux premières, une pièce vaste dallée en damier noir et blanc, des tables alignées déjà dressées pour le midi avec les serviette vichy repliées dans les verres, un long bar d’acajou et zinc les bouteilles d’alcool à portée de main alignées sur le mur, un grand miroir, bruits de casseroles en cuisine, elle traverse le restaurant sur la pointe des pieds pousse la porte suivante encore dans l’alignement des autres, tombe dans la chambre à coucher d’un couple qu’elle laisse à la grasse matinée, escalade le bord de la fenêtre tout droit en traversant la rue encombrée de véhicules se glisse à travers une lucarne dans une cave emplie de jouets d’enfants couverts de toiles d’araignée qu’elle repousse en tremblant allez tout droit l’escalier qu’elle gravit pousse la porte une cuisine la radio allumée sur le frigo robinet crachant l’eau à grand jet dans l’évier tandis qu’une voix venue du cellier entonne la chanson populaire diffusé sur les ondes soulève le brise-bise passe par la fenêtre, s’étonne d’être déjà au niveau de la place de l’opéra si proche de chez elle à vol d’oiseau si loin par les ruelles obscures, tout droit s’accroche au fer forgé d’un balcon se hisse passe la baie vitrée laissée imprudemment ouverte par la famille qui a laissé son petit-déjeuner sur la table tout droit la chambre d’une ado poster de stars la salle de bain rose lucarne étroite mais ça passe tombe dans un jardinet où poussent les légumes à partager beaux choux aux feuilles vertes étalés sur la terre grimpe trois marche une porte donnant sur la boucherie cadavres d’animaux écorchées froid glacial s’enfuit tout droit par la boutique sous l’œil étonné de la clientèle du boucher au tablier rougi traverse le boulevard des grands magasins très fréquenté à midi par les employés en quête d’un repas sur le pouce encore une lucarne de plus en plus étroite se retrouve aux impôts reconnaît le lino grisâtre les ordinateurs rampe sous les bureaux se glisse sous la porte du chef traverse sans bruit le long des murs passe par la fenêtre entrouverte sur l’après-midi une cour où jouent trois enfants leur envoie le ballon se met à courir une porte qu’elle claque un patio plein de plantes exotiques salon où des vieilles dames prennent le thé bouscule la porcelaine saute par la fenêtre la rue du cordonnier grimpe sur le bord de la fenêtre casse le carreau ouvre traverse une pièce aux murs couverts de livres une kitchenette escalier porte local poubelle lucarne rangées de vélos accrochés au râteau franchit fenêtre tout droit un carrefour celui de la poste juste avant l’heure de fermeture tout droit porte grandes ouvertes d’un magasin de bricolage court renverse les boites de clous ampoules électriques porte en fer fenêtre lucarne, avenue attention à l’autobus saute un muret potager école traverse la classe éclats de rires des enfants fenêtre tombe d’un étage sur la pelouse rue gens qui rentrent du travail attention aux voitures portail bâtiment industriel grosses machines à l’arrêt parking se vide grille bande d’herbes folles rails ballast train…

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

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