#40jours #17 | trois et plus

Le mot nomenclature dans sa tête il se confond avec Kommandantur. Elle doit retrouver le papier. Elle n’a jamais bien su ranger. Les années se déversent des sacs. Tout confondu. Lettres. Listes. Factures. Feuilles avec ou sans le cachet faisant foi. Cartes périmées et partitions en miettes, même un archet. Il ne faudrait pas mettre la musique dans le même sac. Elle appelle sa fille qui l’avait aidée à ranger : si elle se souvient ? Pour avoir le papier il lui faut le papier. Le numéro matricule. Non ça ne suffit pas.

Toutes les stations. Tous les bus. Tenir jusqu’à cinq heures : somnoler. 5h30, descendre dans le métro de l’aube. Attendre sur le banc : dormir dehors jamais. Nathalie elle dit quand elle reçoit le café de huit heures au foyer. Sylvie elle dit quand elle vient se laver. Parfois elle va jusqu’à Orly, la douche c’est gratuit. Ou bien Nelly. Elle se lave entre les jambes, elle se lave entre les orteils et derrière les oreilles. Les habits puent. C’est important le prénom, c’est comme un visage. Son numéro de sécurité sociale c’est 2 78 02… Pourquoi?

Elle a mis la sonde et dans la sonde elle a glissé la tige métallique. Elle pousse à fond.  Maintenant elle saigne entre les jambes et elle a chaud. Et elle a froid. Elle a mis des serviettes éponges des pulls et son écharpe entre ses jambes. Elle s’est allongée par terre. Elle a attendu. Elle s’est même endormie. Elle rêve d’eux; de l’autre côté de la frontière, leurs doigts, leurs cheveux, leurs joues qu’elle a laissé de l’autre côté. Elle les embrasse, c’est doux. Pas le temps d’aller en prison; elle meurt en arrivant  à l’hôpital. Alabama 27/07/2022.

Elle a ça dans le sang depuis toute petite;  elle a raté le concours de la police. Les études c’est pas son truc. Elle voit son corps comme une force. Depuis toujours elle est trop grande, dans les transports en commun c’est flagrant. Depuis toujours d’une tête. En maternelle déjà. C’est la dernière de trois, elle a deux frères. On dit souvent qu’elle est l’aînée, la taille sans doute. A la boulangerie on l’appelle monsieur malgré le verni et les boucles aux oreilles, elle s’en moque. Hier elle en a pris deux la main dans le sac. Elle a l’œil et elle court vite. Elle tire aussi très bien. Elle ne tire que sur des cibles. En salle. Des silhouettes. Plus tard elle aura un enfant. Ou deux.

C’est la troisième fois en un an qu’ils la ramènent. Ils la ramassent dans la rue quand elle crie trop. Dans le quartier on la connaît.  D’abord elle se débat puis elle se terre dans son silence. Elle a toujours sa boite avec elle, dans le sac — un sac de sport tout bête avec une bandoulière de toile­. Dedans ce sont des photos. Des portraits de femmes pour la plupart et celui d’un cheval et d’une truie : mon père et ma mère, elle dit si on lui demande. Une pochette contient sa carte d’identité, date d’émission septembre 1995, une carte de piscine et une  carte orange de la même année. Sur les photographies on la reconnait bien. Il y a aussi un trousseau de trois clés, un briquet et l’enveloppe avec le tampon et le numéro d’écrou. Aujourd’hui sa carte d’identité valide est tombée dans la doublure de sa robe. La femme de l’accueil qui a la peau noire et un visage doux — sur son badge, est écrit Sylvie —, extirpe la carte de la doublure puis elle lui demande de signer le formulaire. Après on la conduit dans une chambre à deux lits, elle prend une pilule bleue et enfile la chemise de nuit. Elle passera la nuit avec une femme qui allaite un bébé très gros. C’est une femme qui attend son transfert.

Pendant beaucoup d’années se sont les chaussettes sur les marchés, de la bonneterie qu’elle vend. L’air de vingt ans de moins que son âge. Dehors par tous les temps. Un mari. Un fils. Elle est arrière grand-mère à présent. Quatre vingt dix sept ans, c’est en février son anniversaire.  Depuis vingt ans elle voyage. Sans Marceline et sans Simone. En bus. En train. En avion. Tout le temps il faut qu’elle dise. C’est venu sur le tard. Longtemps elle s’était tue. Elle avait peur d’ennuyer les gens.

L’aiguille lui parait grosse. Pas le temps de faire dans le détail, respire et vas-y, dit la cheffe. Le vieil homme lui sourit. Elle ne voit que la peau et les os dans le sourire. Elle pique. Après elle va pleurer dans les toilettes. C’est sa première fois: il faut m’excuser. Elle revient voir le vieil homme dès qu’elle le peut. Quelques minutes. Si tu commences tu n’as pas fini. Ce matin quand elle est venue le lit était vide, avec une alaise propre pliée sur le matelas. Ce matin elle avait trois injections, une prise de sang et beaucoup de pansements. C’est la fin de sa troisième semaine. En rentrant ce soir, sans doute, elle pleurera.

Elle ne sait pas ce qui lui manque elle n’a pas eu le temps de savoir. C’est pour être propre on lui a dit. C’est pour être à ta place on lui a dit. Aussi pour avoir un mari. C’est une douleur qui t’honore. Elle se souvient de la douleur qui l’honore. Elle n’est qu’une enfant. Elle se souvient. Et de la brûlure sans fin. Elle se souvient qu’après, bien après, elle ne sentira rien. Jamais. Elle mettra des fils au monde. Elle aura même un travail dans une cantine. Elle n’aura pas de fille, elle se dira sans se le dire vraiment que c’est une chance. Un jour quand elle saura. Elle sera morte. Déjà. Depuis longtemps.

Sous le sèche-main automatique la culotte vole. Le kilt pend à la poignée de la porte. Elle a tiré sur sa chemise mais on voit la naissance des fesses, le froissé de la peau; la longue cicatrice sur la cuisse gauche. Elle pue. Presque tous les jours entre 15 et 17 heures  elle descend dans les lavabos du théâtre. Sinon elle fait entre deux voitures. La pisseuse c’est comme ça qu’on dit dans cette partie de la ville. Personne ne lui a demandé son nom. 

Au bord du fleuve elle moissonne avec ses yeux, son carnet prend mémoire de l’eau. Parfois c’est à cinq doigts qu’elle tient le bout de son pinceau.  Une ligne se délie. Du papier jaillit la lumière. Elle ne cherche pas à plaire. Abrupte elle ressemble à la motte de terre du chemin. Maintenant qu’elle est vielle c’est à l’aide de poulies qu’elle retourne les toiles qui la dépassent d’une tête. Après elle fume une cigarette. Sous ses ongles ces verts, bleus… rouges: selon. Les doigts noueux. Elle dit : quand je mourrais tout ira à la benne. Mais chaque matin elle se lève et elle peint.

Dans les noirs et blancs de l’image le regard est clair. Deux nattes reposent sur les épaules. Elle doit avoir six ans. Elle sourit. Dans les noirs et blancs la blancheur des cheveux tire à elle la lumière. Elle n’est pas si vieille, l’enfant sur son sein est le sien, une fille, c’est écrit en bas en petit. Dans les noirs et blancs de l’image elle sourit de toutes ses dents. Sa beauté frappe : c’est une actrice dit-on la regardant. Dans le cadre du haut elles sont deux figures jumelles et chacune son grain de beauté, l’une à droite l’autre à gauche, pour les différencier. Une à l’air mauvais regarde ailleurs. Une autre tient un livre. Une à lunettes. Même une défunte la tête pleine de fleurs. Sur le registre des disparues il semble qu’elles pourraient se lever et partir. Sur le registre des disparues il semble qu’elles pourraient se lever et partir.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

15 commentaires à propos de “#40jours #17 | trois et plus”

  1. C’est beau. J’aime ce mystère que tu installes et que tu nous laisses en quittant le texte sur le bout des pieds.

  2. Le papier pour avoir le papier. Des numéros pour être. Et le matricule qui ne suffit plus, ne signifie plus. Comme ces trois nous font signes. Merci Nathalie Holt.

  3. Bouleversant et mettant mal à l’aise. Elles sont toutes vivantes sous vos mots. Merci

  4. En quelques phrases des vies rudes se dessinent.On est avec les vivantes et les mortes dans vos mots qui hommage. C’est beau merci