## 40 jours #26 | La Guitoune

On cogne à la porte. Elle s’ouvre doucement.

  • Eh ! salve Claudus
  • Ah… vous voilà enfin ! Vous rentrez bien tard ce matin. J’ai acheté des croissants et des chocolatines pour le petit-déj, mais vous avez peut-être déjà faim. Qu’est-ce qui s’est passé… ? Enfin, vous êtes sûrement crevé. Vous m’direz plus tard.
  • Non, non…
  • T’façon t’es p’us à que’ques minutes près…
  • On arrive de chez Guitoune.
  • Guitoune ? C’est qui celui-là ?
  • Eh ! mais qu’si même qu’i’ bosse, son père, à la DD… euh…
  • Oui, le fils d’Alain… Guitoune quoi ! On l’a croisé au Pacific.
  • Au Pacific ? J’croyais que c’était fini ça ?
  • Nous aussi… mais c’est lui là, qui voulait y retourner… J’t’avais dit qu’c’était pas une bonne idée !
  • Eh ! quoi t’t’es pas marré… ? la danse à Berthome dans les cages…
  • Ouais… et t’as bien suivi son pas pour montrer la lune à tout le monde !
  • Y avait personne…
  • Personne ? la boîte bondée ?
  • Eh ! j’connaissais pas… t’connais pas c’est personne… ! et puis t’vois rien au Passe… l’lumières c’est nul c’est qu’des flashs dans ta face… trobocospiques… et les cages Claudus les barreaux noirs… qu’tu t’roules d’dans… Claudus c’est que’que chose quand même quand t’es d’dans…
  • Ma parole il veut y retourner ?
  • Ouais ben c’est pas pour demain… Tu les aurais vus les trois dans la cage… Lui là, rincé comme un cochon, à s’trémousser avec Berthome et Guitoune, en faces de lune et moustaches à Dudule…
  • J’ai la guitoune qui me démange alors j’la gratte un p’tit peu…
  • Et voilà…
  • J’ai la guitoune qui me démange alors j’la gratte un petit peu…
  • Arrête, si ça s’trouve c’est ça qui l’a foutu en rogne…
  • En rogne ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
  • Rien… c’est juste qu’il s’est barré.
  • Eh ! envolé… la guitoune… vole vole pitite guitoune… !
  • Il est parti où ?
  • Dehors, comme ça d’un seul coup.
  • Oui mais il allait où ?
  • Chez lui, vu qu’on a fini là. Mais on savait pas au début, il disait rien. On l’a accompagné.
  • Du Pacific, ça fait un bout quand même jusque chez Alain.
  • Eh ! d’sait d’sait rien… chantait pas mal tout seul… même que ça gueulait… l’’était pas tout seul j’te l’dis… pas tout seul… ou alors l’était… habité… !
  • En fait j’ai pris la voiture. On l’a suivi comme ça, au pas, derrière lui. Avec les phares pour qu’il y voit. Il a coupé à travers. On a pris un chemin dans le bois c’était chaud sur la fin. Et lui il marchait comme si de rien. Si ça se trouve il aurait filé pareil même sans lumière !
  • L’autre i’ poussait eh… !
  • C’est vrai qu’il parlait on aurait dit qu’il était deux. Qu’on s’engueulait. J’croyais qu’il nous parlait d’abord. Mais il répondait jamais. Ou juste un doigt quand j’insistais pour qu’il monte. Et il racontait j’sais pas quoi, avec de grands gestes. On comprenait pas tout avec le moteur et ça brassait dans le chemin. Juste quelques trucs.
  • Eh… ! qu’est-ce t’es allé foutre là-bas, qu’est-ce tu fous là, tes études à la con, fait chier, c’est de la merde, fallait continuer en lettres, t’aurais dû continuer, ça sert à rien mais merde tu te serais moins fait chier, ils s’font pas chier eux à bouquiner toute la journée, en plus y a que des filles, il a fallu qu’tu t’casses, qu’tu bifurques, vite ! vite ! avant qu’tu t’en rendes vraiment compte que ça sert à rien, avant qu’tu saches que lire c’est pas écrire, que y a un fossé entre, qu’il faut apprendre à le voir, qu’il vaut mieux porter des lunettes pour ça, hein les lunettes ? des prothèses pour voir, des prothèses pour lire, des prothèses pour voir l’écriture, et les filles, c’est peut-être pour ça qu’tas bifurquer, vite ! hein tes petites études d’opticien péteux maintenant, d’opticien bigleux de la cervelle, pas le temps de lire eux, avec leurs lunettes qu’ils en ont même pas besoin, les cons, comme si tous les opticiens devaient porter des lunettes, comme si les éleveurs de chiens d’aveugle voyaient rien, hein ? les optichiens… — eh ouais… ! en attendant ils te font bien dessus parce que t’en es pas un encore, parce que tu le seras pas, t’y arriveras pas, t’es pas au niveau, dur dur hein ? l’optique, et c’est nul en plus ? et tu nous craches dessus ? ben dégage ! faut changer d’optique mon gars, change ! change ! mais dommage pour le fric, parce qu’on s’en fait pas mal quand même, dommage ! et pour les filles aussi… — mais eh ! tu t’en fous toi du fric, toi t’en fous de ça, tu veux vivre, tu veux une vie, une vie qui soit une vie, la vie à vivre, pas un destin tout tracé, pas une prison dorée, pas une vie en clichés en expressions toutes faites, mais avec des mots nouveaux, des mots simples et de tous les jours mais tous les jours c’est nouveau, tous les jours c’est l’extra de l’ordinaire, c’est l’extrême c’est violent, c’est pas de la formule toute prête genre métro boulot dodo e basta… ! — eh eh… ! mais qu’est-ce tu crois tu vas pas en réchapper comme ça, faut pas croire mon gars, tu vas même te vautrer dedans dans ta petite vie morne, ta petite vie de mort, tu vas t’y enfoncer bien profond dans le divan de la vie en creux, comme ton père quand il rentre du boulot avec sa combinaison orange dégueulasse, qu’il en a plein les pattes de jouer de la pelle et du râteau de toute la journée de tous les jours de l’année depuis quoi ? vingt trente ans ? et ça fait combien de divans et combien de pelles et combien de râteaux qu’il a pris pour un métier de manche, pour un divan de merde qu’il s’allongeait tout seul, même plus la force de s’y foutre avec ta mère, que si tu viens trop près fatiguer sa fatigue tu prends un manche, systématique le manche, comme les râteaux maintenant et vive la structure… ! —  oh eh… ! laisse-la ma mère, t’en sais rien de tout ça, de leur vie, de ma vie, de nos habitudes de petits-bourgeois patentés, et pourtant pas tentés, ma mère elle aimait pas ça quand elle les remarquait tes petites habitudes, surtout chez les autres, elle me le faisait remarquer et j’en prenais une bonne, un beau paquet, venant d’une postière tu m’diras… des paquets et des lettres qu’elle brassait, et du fric à la fin, tout le fric qui passait entre ses mains, tous les jours, retirer, déposer, des billets des pièces des chèques des bordereaux des justificatifs des récépissés des tampons des signatures des chiffres et des lettres, des codes sans nom, et la machine à sous qui marche pas alors c’est elle qui remplace, c’est elle la machine qui avale les cartes et dégueule le fric, tous les jours de tous les ans et tout ça pour gagner quoi ? de quoi changer le divan une fois, et la télé au lieu de s’allonger dedans avec le saint père, à se prendre des râteaux au lieu de rouler des pelles et de s’emmancher, la machine qui marche plus, grippée, plus de fluide ou alors glacial, au fond du divan en mode pèpère, en mode mémère, la vie toute tracée, en lignes droites et molles, la vie à retourner, comme on mélange la terre avec le fumier, avec une pelle et un râteau… — eh merde… ! ta vie qu’t’auras, comme ça destinée, en nid-de-poule sur une route sans histoire, en cul-de-vache pour un divan en skaï, mais toi tu veux pas, toi tu veux pas voir ça, tu veux pas de lunettes, t’en veux pas en vrai d’ces lunettes d’optichiens tu veux être aveugle, toi tu veux rester aveugle, et vivre, vivre en voyant rouge en fonçant dans le tas, dans le tas de la vie, dans le mur de la vie, comme papa dans maman, au lieu de t’en prendre des paquets et des manches… — eh… ! fini les nids-de-poule, c’est fini ça, le cul-de-vache, le destin en montre molle, coupez coupez, coupez-moi-les, coupez-moi-ça cette ligne, cette lignée pépère et mémère, c’est en sang-de-bœuf qu’il faudra qu’elle vive la vie, t’imagine, t’imagine… ? — eh quoi… ! quoi ! t’arrives tu rentres ça dort, un grand verre d’eau dans la cuisine, tu fonces, le tiroir un couteau le hachoir la chambre, ça dort, t’hésite non, hésite pas, dans la chambre au hasard, la chambre au hachoir, la chambre la chambre la chambre, au hachard sang-de-bœuf, la chambre comme au Chalet quand on l’aura tout retourné un jour, un jour de sacrée teuf, tout le monde dans le rouge, la dernière teuf, la dernière fille, le dernier décollette, décapité… — mais eh… ! et si tu rentres qu’ils sont dans le divan, tu rentres ils sont là et c’est le divan qui prend cher, que même la télé c’est la mire pour de la lumière tamisée, que c’est le divan à cul-de-poule et coups de hache, sur le fil de la vie… ? — Eh… j’crois qu’c’est des trucs comme ça qu’i’ disait…
  • Ben dis donc, j’sais pas si tu t’en souviendras tout à l’heure au réveil.
  • Beh non…
  • Et c’était comme ça tout le temps ?
  • Non, parfois y avait un trou. C’est là que j’essayais de lui parler pour qu’il monte et que je prenais un doigt. Mais y avait rien à faire. Et ça recommençait comme il a dit.
  • Et à la maison ?
  • On y est pas allé directement. Il a pris dans la rue du portail. Il a dit qu’il avait la clef.
  • J’ai la guitoune qui me démange…
  • Il s’est mis devant le portail, il a baissé son pantalon et…
  • … alors j’la gratte un petit peu…
  • … j’te fais pas un dessin, et le portail s’est pas ouvert…
  • J’ai la guitoune qui me démange…
  • … eh moins fort… ! par contre la lumière s’est allumée, les lampadaires. Il est monté fissa dans la bagnole et on l’a ramené chez lui.
  • D’accord mais… la lumière c’était encore la nuit ? Vous avez fait quoi après ?
  • Eh… les nouilles…
  • Guitoune nous a fait entrer. On s’est installés dans la cuisine. On a pris un café, il a fait cuire des coquillettes, sorti les assiettes, les cuillers. On s’est mis dans les transats sur la terrasse et on les a mâchées comme des vaches, les pâtes, en regardant l’horizon rougir. C’était comme dans un rêve.
  • Eh ben… Il serait peut-être temps de revenir à la réalité et d’aller vous coucher maintenant.
  • Tunc… bonam noctem…
Figure 59 – Le Chalet retourné – Nicole Bertin Infos, « Le chalet du Lac de Montendre rasé pour cause d’amiante » (publié le 07112012) – copie d’écran 23/07/2022

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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