#40 jours #38 | Frontières de 2666

murs frontières dans le monde en 2021
Mensah, d’après N. Niang 2015

Dans leur ordre d’apparition, les frontières dans 2666 de Roberto Bolaño. Sans autres commentaires que leur énumération

« Ensuite il pensa à la journaliste d’Il Manifesto et il trouva curieux qu’elle soit allée au Chiapas, qui se trouve à l’extrême sud du pays, et qu’elle ait fini par écrire sur les événements du Sonora qui, si ses connaissances en géographie ne le trompaient pas, se trouvait au nord, au nord-est, à la frontière avec les États-Unis. »

« Almendro, de son côté, n’avait pas encore cinquante ans et son œuvre, en dehors des frontières de Mexico, était incommensurablement inconnue. »

« – Hermosillo ? dit Espinoza, où est-ce que c’est ?
– Dans l’État du Sonora, dit le Porc. C’est la capitale du Sonora, dans le nord-ouest du Mexique, à la frontière avec les États-Unis. »

« Le lendemain matin ils prirent l’avion pour Hermosillo, de l’aéroport ils téléphonèrent au recteur de l’université de Santa Teresa, puis ils louèrent une voiture et partirent en direction de la frontière. »

« La première impression que les critiques eurent d’Amalfitano fut plutôt mauvaise, parfaitement en accord avec la médiocrité du lieu, sauf que le lieu, la vaste ville dans le désert, pouvait être vu comme quelque chose de typique, plein de couleur locale, une preuve de plus de la richesse souvent atroce du paysage humain, alors qu’Amalfitano ne pouvait être vu que comme un naufragé, un type habillé de manière négligée, un professeur inexistant d’une université inexistante, le simple soldat d’une bataille perdue par avance contre la barbarie, ou, en termes moins mélodramatiques, comme ce qu’il était finalement, un mélancolique professeur de philosophie paissant sur son propre champ, l’échine d’une bête capricieuse et infantiloïde qui n’aurait fait qu’une bouchée de Heidegger dans le cas où Heidegger aurait eu la malchance de naître à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. »

« Lorsqu’ils n’étaient pas en voyage, on pouvait les trouver à Bakersfield, qui ne se trouve pas loin d’Earlimart, où il avait ses quartiers d’hiver, même si parfois il s’établissait dans la province du Sinaloa, au Mexique, pas pour longtemps, juste le temps de faire un saut à Mexico et de signer des contrats dans des localités du Sud, jusqu’à la frontière avec le Guatemala, d’où ils remontaient jusqu’à Bakersfield. »

« Au-delà il n’y avait que de la terre jaune, çà et là une cahute noire et le grillage de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. »

« À la frontière, la police des douanes nord-américaines voulut voir les papiers de la voiture puis on les laissa passer. Ils empruntèrent, suivant les indications du réceptionniste de l’hôtel, une chaussée non goudronnée et pendant un certain temps ils traversèrent un territoire empli de ravins et de bois, comme s’ils avaient pénétré sans le faire exprès dans un dôme qui aurait eu un écosystème propre. »

« Pour le retour, ils prirent l’autoroute 19 qui allait jusqu’à Nogales, mais ils la quittèrent peu après Río Rico et commencèrent à longer la frontière du côté de l’Arizona, jusqu’à Lochiel, où ils rentrèrent au Mexique.  »

« D’autres fois, il le trouvait dans une salle présidée par un énorme paysage de la frontière, peint, ça crevait les yeux, par un artiste qui n’y avait jamais mis les pieds : le caractère bien léché du paysage, son harmonie, révélait plus un rêve qu’une réalité. »

« Ensuite, vers le sixième mois de grossesse, on retournera en Espagne, mais cette fois-ci on ne passera pas par la frontière d’Irún mais par La Jonquera ou par Port-Bou, sur des terres catalanes. »

« À partir de ce moment, elle dormit dans la gare, dans un hangar abandonné où dormaient quelques mendiants qui s’ignoraient mutuellement, en rase campagne, près des frontières qui séparaient l’asile du monde extérieur.  »

« Même si par la suite Amalfitano trouva à la bibliothèque de l’université de Santa Teresa des renseignements biobibliographiques sur Rafael Dieste qui confirmèrent ce dont il avait déjà eu l’intuition ou ce que lui avait laissé deviner don Domingo García-Sabell dans le prologue intitulé « L’intuition illuminée », où ce dernier se donnait même le luxe de citer Heidegger (Es gibt Zeit : il y a du temps), au cours de cette tombée du jour où, tel un seigneur médiéval, il parcourut son modeste fonds en friche, tandis que sa fille, telle une princesse médiévale, finissait de se maquiller devant la glace de la salle de bains, il ne put se rappeler, malgré ses efforts, ni pourquoi ni où il avait acheté le livre, ni comment celui-ci avait fini emballé dans un carton et expédié avec d’autres volumes plus familiers et plus aimés à destination de cette ville populeuse qui défiait le désert, à la frontière du Sonora et de l’Arizona.  »

« Ce soir-là, tandis que sa fille dormait et après avoir écouté le dernier bulletin d’informations sur la radio la plus populaire de Santa Teresa, La Voix de la frontière, Amalfitano sortit dans le jardin, puis, après avoir fumé une cigarette en regardant la rue déserte, se dirigea vers la partie arrière du jardin, d’un pas traînant, comme s’il craignait de mettre le pied dans un trou ou comme si l’obscurité qui y régnait lui faisait peur. »

« Ensuite on voyait quelques usines de montage et la voix off de Medina disait que le chômage était pratiquement inexistant sur cette frange de la frontière.  »

« Le visage souriant d’un type qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, maigre et brun, aux mâchoires proéminentes, que Medina qualifiait en voix off de pollero ou de coyote ou de passeur de clandestins d’un côté à l’autre de la frontière. Medina disait un nom. Le nom d’une jeune fille. Ensuite on voyait les rues d’un village d’Arizona dont la jeune fille était originaire.  »

« Cette ville a l’air vigoureuse, elle a l’air de progresser d’une certaine manière, mais ce qu’ils pourraient faire de mieux c’est de sortir une nuit dans le désert et de traverser la frontière, tous sans exception, tous, tous. »

« – Combien d’heures il y a d’ici jusqu’à Santa Teresa ? demanda-t-il.
– Ça dépend, dit le cuisinier. Des fois la frontière est pleine de camions et on peut passer une demi-heure à attendre. Disons que d’ici à Santa Teresa, il y a trois heures, et ensuite une demi-heure ou trois quarts d’heure pour le passage de la frontière, en gros quatre heures. »

« L’agent des frontières lui demanda son passeport et Fate le lui donna. Son accréditation en tant que journaliste était jointe au passeport.  »

« Ensuite, Fate avança d’une centaine de mètres jusqu’à la frontière mexicaine, et il dut sortir et montrer sa valise, les papiers de la voiture, son passeport et sa carte de journaliste. On lui fit remplir des imprimés. Les visages des policiers mexicains étaient engourdis de sommeil. Depuis la fenêtre de la petite construction des douanes, on voyait la longue et haute clôture qui séparait les deux pays. Sur la partie la plus éloignée de la clôture, il vit quatre oiseaux noirs juchés, les têtes pour ainsi dire enfouies dans leurs plumes. »

« Au bout d’un moment arriva un autre type que Chucho Flores présenta comme l’homme qui s’y connaissait le plus en cinéma au sud de la frontière de l’Arizona. Le type s’appelait Charly Cruz et lui dit avec un grand sourire qu’il ne devait pas croire un seul mot de ce que disait Chucho Flores. »

« Pendant quelques jours, il avait traîné du côté de la frontière entre l’État de Chihuahua et celui du Texas puis était descendu vers le sud, jusqu’à Mexico, où il avait passé son temps à prendre des drogues et à boire.  »

« C’était ça la tradition. Maintenant, la classe supérieure mexicaine est en train de changer. Ils sont de plus en plus riches et ils ont pris l’habitude de chercher femme au nord de la frontière. Ils appellent ça améliorer la race. Un nain mexicain envoie son nain de fils faire des études dans une université de Californie. Le gamin a de l’argent et fait ce qu’il veut et ça impressionne quelques étudiantes. Il n’y a pas un coin sur la planète où il y ait plus d’idiotes au mètre carré que dans une université de Californie. »

« Il lui parla des assassinats de femmes, de la possibilité que tous les crimes aient été commis par une ou deux personnes, ce qui en faisait les plus grands tueurs en série de l’histoire, il lui parla du narcotrafic et de la frontière, de la corruption policière et de la croissance démesurée de la ville, il l’assura qu’il n’avait besoin que d’une semaine de plus pour vérifier tout ce qui était nécessaire et qu’ensuite il partirait pour New York et qu’en cinq jours il aurait bouclé son reportage. »

« – Qu’est-ce que tu me proposes ?
– Un portrait du développement industriel dans le tiers-monde, dit Fate, un aide-mémoire de la situation actuelle du Mexique, un panorama de la frontière, un récit policier de première grandeur, merde. »

« Ou alors, le mieux serait de ne pas aller au Sonora Resort et de filer directement vers la frontière, vers la ville de Tucson, dans l’aéroport de laquelle il trouverait certainement un cybercafé d’où écrire sa chronique, épuisé et sans penser à ce qu’il écrivait, avant de s’envoler vers New York, où tout reprendrait la consistance de la réalité. »

« Certaines nuits, ils les passaient chez lui et, le matin, lorsqu’elle se réveillait, Rosa ne le trouvait pas, car Chucho Flores, de temps à autre, se levait très tôt pour travailler dans une émission radiophonique en direct qui s’appelait « Bonjour, Sonora » ou « Bonjour, les amis », elle ne le savait pas exactement car elle ne l’avait jamais écoutée depuis le début, une émission qu’écoutaient les routiers qui traversaient la frontière dans un sens ou un autre et les chauffeurs de bus qui amenaient les travailleurs aux usines et tous les gens qui à Santa Teresa devaient se lever tôt. »

« Ils firent un tour dans la rue pour vérifier si on les attendait, mais tout était calme (un calme mercuriel ou de quelque chose qui préludait le mercure d’une aube à la frontière), et au deuxième tour ils stationnèrent la voiture sous un arbre, en face de la maison d’un voisin.  »

« – Les gens sont gentils, sympathiques, hospitaliers, les Mexicains sont un peuple travailleur, ils ont une curiosité énorme pour tout, ils se soucient des gens, ils sont courageux et généreux, leur tristesse ne tue pas mais donne de la vie, dit Rosa Amalfitano lorsqu’ils traversèrent la frontière avec les États-Unis.
– Ils vont te manquer ? dit Fate. »

« Fate pensa que peut-être le mieux était de cesser de la suivre et de filer immédiatement en direction de la frontière. Lorsqu’il évoqua cette possibilité, Rosa refusa tout net. Il lui demanda si elle avait des amis dans la ville. Rosa dit que non, qu’en réalité elle n’avait aucun ami. »

« Une fois qu’ils eurent laissé la frontière derrière eux, le peu de touristes qu’ils virent dans les rues d’El Adobe avaient l’air endormis. »

« D’après quelques amis, Sandoval avait des parents à Chicago. Gabriela Morón, en revanche, n’avait jamais traversé la frontière et après avoir trouvé du travail à Nip-Mex, où elle était bien considérée par ses chefs, ce qui lui permettait d’espérer une ascension rapide et une augmentation de son salaire, son intérêt à chercher fortune dans le pays voisin était pratiquement nul. »

« Il sortit de prison physiquement mal en point. Peu de temps après un passeur lui fit traverser la frontière. En Arizona, il se perdit dans le désert et, après avoir marché pendant trois jours, totalement déshydraté, il arriva à Patagonia, où un fermier lui donna une trempe pour avoir vomi sur ses terres.  »

« Mais un jour, le père en était arrivé à la conclusion qu’avec ce qu’il gagnait dans les maquiladoras, les conditions de vie de sa famille n’allaient pas s’améliorer et il avait décidé de traverser la frontière. Il était parti avec neuf autres types, tous de l’État d’Oaxaca. »

« L’un d’eux avait déjà fait le voyage trois fois et disait qu’il savait comment éviter la police des frontières, la migra, les autres en étaient à leur première tentative »

« Elle vivait à Huntville, à une cinquantaine de kilomètres de Santa Teresa, en Arizona, elle était d’abord passée par El Adobe, avec une amie, puis elles avaient traversé la frontière en voiture, prêtes à vivre, même seulement en partie, la nuit sans fin de Santa Teresa.  »

« Ce ne fut qu’une fois sortie du consulat qu’elle comprit que le type soupçonnait aussi bien Lucy Ann qu’elle-même d’être des putes. Ensuite elle retourna au commissariat de police, où elle dut expliquer la même histoire deux fois encore, devant des policiers qui ignoraient tout de sa plainte, et qui finalement lui dirent qu’il n’y avait aucune nouveauté à propos de la disparition de son amie, laquelle avait très bien pu retraverser la frontière. »

« Ce jour-là, on découvrit Lucy Ann Sander pas très loin du grillage de la frontière, à peu de mètres de quelques dépôts de pétrole qui s’étendent sur une certaine distance parallèlement à la route de Nogales. »

« Erica attendit que le shérif mette sa voiture en marche puis, comme dans un rêve, elle le suivit à travers les rues mexicaines, le passage de la frontière et dans le désert, déjà en Arizona, jusqu’à ce que le shérif klaxonne et lui fasse un signe de la main et les deux voitures s’arrêtèrent dans une vieille station-service où l’on pouvait aussi manger.  »

« Elle avait dit à ses frères qu’elle allait danser au Sonorita, une discothèque ouvrière qui se trouvait à la frontière entre les colonias San Damián et Plata, et qu’elle mangerait quelque chose sur place. »

« Cette idée, qui lui était propre et dont on se demande comment elle s’était formée dans son esprit, lui faisait éprouver un grand calme lorsqu’il était au sud de la frontière. De temps à autre, cependant, et toujours contraint par sa femme, il devait faire quelques séjours en Californie ou en Arizona, qu’il acceptait avec résignation. »

« Au début, la vie, au lieu de s’améliorer, avait semblé empirer, et le père avait décidé de passer la frontière. On n’avait plus jamais rien su de lui et au bout d’un certain temps on l’avait considéré comme mort.  »

« On a parlé d’un type d’Amérique centrale. Un pauvre hère désespéré qui avait besoin d’argent pour traverser la frontière, un clandestin, tu vois ? Un clandestin même au Mexique, ce qui est déjà beaucoup dire parce que, ici, nous sommes tous des clandestins potentiels, et personne en a rien à foutre d’un clandestin de plus ou de moins.  »

« Pendant une semaine, on maintint une surveillance policière aux frontières d’El Chile, et pendant trois jours quelques rares camions poubelles, aidés par les deux seuls camions à bascule qui appartenaient à la municipalité, transférèrent les détritus vers la décharge de la colonia Kino, mais, face à l’ampleur de la tâche et le manque de moyens pour s’y attaquer, on renonça rapidement. »

« peu après, alors qu’il roulait sur une route en terre battue menant de La Discordia à El Sasabe, à la frontière avec les États-Unis, un camion d’Estanislao Campuzano, chargé de vingt kilos de cocaïne, fut attaqué, on descendit le chauffeur et son passager, qui étaient désarmés car ils pensaient passer en Arizona ce soir-là et personne ne passe armé en même temps qu’il transporte de la drogue. »

« Peu après, près de la ligne frontalière, dans un lieu similaire à celui où fut trouvée Lucy Ann Sander, les inspecteurs Francisco Alvarez et Juan Carlos Reyes, affectés à la brigade des stupéfiants, trouvèrent le corps d’une jeune fille d’environ dix-sept ans. Interrogés par l’inspecteur Ortiz Rebolledo, les stups dirent avoir reçu un appel téléphonique, en provenance du côté nord-américain, de copains de la patrouille frontalière qui les informaient qu’il y avait quelque chose de bizarre à proximité de la frontière. »

«  Peut-être avaient-elles eu des problèmes de liquidités, peut-être s’étaient-elles enhardies (d’après la police de Tucson, Lola était une femme qui n’avait pas froid aux yeux), peut-être leurs fournisseurs étaient-ils allés les chercher, étaient-ils arrivés à la nuit tombée et les avaient-ils trouvées sur le point d’aller se coucher, peut-être avaient-ils traversé la frontière avec elles et une fois au Sonora les avaient-ils tuées, ou peut-être les avaient-ils tuées en Arizona, deux balles dans la tête chacune, encore à moitié endormies, et les avaient-ils abandonnées à côté de Pueblo Azul. »

« Qui est ce type ? demanda Haas. C’est Ayala, murmura le Tequila, la bête noire de la frontière. La bête noire ? pensa Haas. »

« Quand j’étais jeune, je passais la frontière, je travaillais, la migra m’attrapait, on me renvoyait au Mexique et je repassais la frontière, et ainsi de suite quantité de fois. Jusqu’au moment où j’en ai eu assez et alors je me suis mis à travailler ici et à m’occuper de ma bonne femme et de mes gamins. »

« Dans La Tribuna de Santa Teresa, un article parut qui mariait Enriquito Hernández et Haas dans le trafic de drogue déguisé en affaire légale d’importation et d’exportation de composants d’ordinateurs de part et d’autre de la frontière.  »

« Sa famille faisait partie de la classe moyenne plutôt aisée, des propriétaires fonciers, et beaucoup de gens s’étaient enrichis en vendant des terrains nus aux maquiladoras qui avaient commencé à s’implanter dans les années quatre-vingt de ce côté-ci de la frontière.  »

« Il ne s’était jamais trouvé dans un lieu aussi grand, et les rues asphaltées, le théâtre Carlota, les cinémas, le bâtiment de la municipalité et les putes qui en ce temps-là travaillaient dans la colonia Mexico, à côté de la ligne de frontière et du village nord-américain El Adobe, le surprirent à un degré extrême. »

« Vivre dans ce désert, pensa Lalo Cura tandis que la voiture conduite par Epifanio s’éloignait du terrain découvert, c’est comme vivre en pleine mer. La frontière entre le Sonora et l’Arizona est un ensemble d’îles fantomatiques ou enchantées. Les villes et les villages sont des navires. Le désert est une mer sans fin.  »

« La réponse du type fut hallucinante. Il dit qu’au début il payait ce qu’on lui demandait, mais qu’ensuite, disons après la dixième expulsion, il marchandait et demandait des rabais, et qu’après la cinquantième expulsion, les polleros et les coyotes l’emmenaient avec eux par pure amitié, et qu’après la centième expulsion, il croyait que c’était probablement parce qu’il leur faisait de la peine qu’ils l’emmenaient. Maintenant, là, dit-il à l’animateur de Tijuana, ils l’emmenaient comme amulette, parce que d’après les passeurs il portait chance, car sa présence, d’une certaine manière, soulageait le stress des autres clandestins : si quelqu’un se faisait prendre, ce quelqu’un, ce serait lui, pas les autres, du moins si les autres savaient l’abandonner à son sort une fois la frontière traversée. Il était devenu la carte marquée, le billet marqué, d’après ses propres paroles.  »

« Il transporte les marchandises de plusieurs maquiladoras, aussi bien de Santa Teresa que de Hermosillo. Ses camions traversent la frontière toutes les heures ou toutes les demi-heures. Lui aussi a des propriétés à Phoenix et Tucson. »

« Le parcours dura environ deux heures. Ils tournèrent et virèrent dans le centre-ville, dans la colonia Madero Norte et la colonia Mexico, en arrivant presque à la frontière d’où l’on aperçoit El Adobe, qui était déjà en territoire nord-américain. »

« Pendant le repas, on ne parla pas de crimes mais d’affaires (la situation économique de cette partie de la frontière était bonne et pouvait encore s’améliorer) et de films, en particulier de ceux pour lesquels Kessler avait travaillé comme conseiller. »

« Ce jour-là, Kessler alla sur le cerro Estrella, se promena dans les colonias Estrella et Hidalgo, parcourut les environs de la route de Pueblo Azul, vit les fermes vides comme des cartons à chaussures, des constructions solides, sans charme, sans utilité, qui se dressaient à chaque tournant des chemins qui finissaient par déboucher sur la route de Pueblo Azul, puis il voulut voir les quartiers qui jouxtaient la frontière, la colonia Mexico, juste à côté d’El Adobe qui était déjà sur le territoire des États-Unis, les bars, les restaurants et les hôtels de la colonia Mexico et son avenue principale, soumise sans cesse aux bruits assourdissants des camions et des voitures qui se dirigeaient vers le poste frontalier, ensuite il entraîna son escorte vers le sud, par l’avenue General Sepúlveda et la route de Cananea, qu’il quitta pour s’engager dans la colonia La Vistosa, un coin où la police ne mettait presque jamais les pieds »

« Il a demandé qu’on m’apporte un petit déjeuner sonorense, le petit déjeuner typique de l’État du Sonora et de la frontière, et, tandis que nous attendions, deux fonctionnaires habillés en serveurs se sont chargés de préparer une table à côté de la fenêtre de son bureau. »

« En certaines occasions, assis aux terrasses ou autour d’une table de cabaret sombre, le trio s’installait sans aucune raison dans un silence obstiné. Ils paraissaient soudain se pétrifier, oublier le temps et se tourner totalement vers l’intérieur, comme s’ils quittaient l’abîme de la vie quotidienne, l’abîme des gens, l’abîme de la conversation et décidaient de se pencher sur une région qu’on aurait dit lacustre, une région d’un romantisme tardif, où les frontières étaient chronométrées de crépuscule à crépuscule, dix, quinze, vingt minutes qui duraient une éternité, comme les minutes des condamnés à mort, comme les minutes des parturientes condamnées à mort qui comprennent que plus de temps n’est pas plus d’éternité et cependant désirent de toute leur âme plus de temps, et ces vagissements étaient les oiseaux qui traversaient de temps en temps et avec quelle sérénité le double paysage lacustre, pareils à des excroissances luxueuses ou des battements de cœur.  »

« En 1939, Hans Reiter fut appelé sous les drapeaux. Après quelques mois d’entraînement, on l’affecta au 310e régiment de l’infanterie hippomobile, dont la base se trouvait à trente kilomètres de la frontière polonaise.  »

« En septembre, la guerre commença. La division de Reiter avança jusqu’à la frontière et la traversa après que les divisions panzer et les divisions d’infanterie motorisée qui ouvraient le chemin l’eurent fait. »

« Quelques-unes des troupes s’installèrent près de la frontière avec l’Union soviétique, d’autres auprès de la nouvelle frontière avec la Hongrie. Le bataillon de Reiter prit position dans les Carpates. »

« Ensuite, nous avons parlé d’affaires de la campagne, des problèmes de limites qu’avaient deux fermiers à cause d’un ruisseau qui, sans que personne n’ait pu donner de raisons convaincantes au phénomène, avait changé du jour au lendemain de lit, une dizaine de mètres inexplicables et capricieux qui avaient une incidence sur les titres de propriété de deux fermes voisines, dont la frontière était le fameux ruisselet. »

« Outre ces quatre employés, il arrivait souvent de rencontrer une dame d’aspect respectable, plus ou moins du même âge que M. Bubis, si ce n’est légèrement plus âgée, qui avait travaillé pour lui jusqu’en 1933, Mme Marianne Gottlieb, l’employée la plus fidèle de la maison, si fidèle que, d’après ce que l’on racontait, c’était elle qui avait conduit Bubis et son épouse jusqu’à la frontière hollandaise, où, après que le véhicule avait été fouillé par les policiers de la frontière, sans rien trouver, ils avaient poursuivi leur route jusqu’à Amsterdam. »

« Le village avait moins de vingt habitants et était très proche de la frontière autrichienne. Là, ils louèrent une chambre à un paysan qui possédait une laiterie et vivait seul, car pendant la guerre il avait perdu ses deux enfants, l’un en Russie et l’autre en Hongrie, et sa femme était morte, d’après ce qu’il disait, de chagrin, mais les villageois affirmaient, eux, que le paysan en question l’avait balancée du haut d’un ravin. »

« Ensuite, empêchant d’un regard qu’Archimboldi ne la retienne, elle se mit à marcher dans la direction du poste frontalier, une petite cabane en bois pourvue d’un étage, de la cheminée de laquelle s’élevait une mince volute de fumée noire qui se défaisait dans le ciel nocturne, avec un panneau pendu à une hampe annonçant que c’était là la frontière. »

« Auprès de celle-ci, dans un fauteuil, il vit un garde-frontière, la veste déboutonnée, les yeux fermés, comme s’il était endormi, mais il ne dormait pas, il était mort.  »

« Un jour, alors qu’il surfait sur Internet, il tomba sur une information qui se rapportait à un certain Hermes Popescu, qu’il ne tarda pas à identifier comme le secrétaire du général Entrescu, dont il avait eu l’occasion de voir le cadavre crucifié en 1944, lorsque l’armée allemande battait en retraite de la frontière roumaine.  »

« Le contrebandier, d’après Werner, c’était le mécanicien, qui faisait passer des pièces de rechange par la frontière et qui souvent disait que la voiture était réparée alors qu’elle ne l’était pas.  »

« Ils emménagèrent tous les deux dans la maison du mécanicien, qui était grande, mais qui se trouvait juste au-dessus de l’atelier, estompant ainsi la frontière entre le travail et la maison, ce qui donnait l’impression à Werner de toujours travailler. »

«  Klaus est en prison à Santa Teresa, une ville du nord du Mexique, à la frontière avec les États-Unis, dit-elle, mais il est en bonne santé et il n’a pas souffert de sévices physiques. »

« Peut-être que je pense ça, songeait Lotte dans la nuit de la frontière mexicaine, seulement parce qu’ils sont blancs, certains peut-être sont des descendants d’Allemands ou de Hollandais, et donc plus proches de moi. »

Toutes les citations proviennent de la version Folio, Roberto Bolaño, 2666, n° 5205, 2011, traduction de Robert Amutio