# 40 Jours # 39 | Une enfance de fille

On est en Espagne en 1936. La guerre civile est sur le point d’éclater, et ma mère est une mauvaise pauvre. Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule. Ma mère , le 18 Juillet 1936, ouvre sa gueule pour la première fois de sa vie. Elle a quinze ans. Elle habite un village coupé du monde où, depuis des siècles des gros propriétaires terriens maintiennent des familles comme la sienne dans la plus grande pauvreté.

LYDIE SALVAYRE , PAS PLEURER

de main de mère

Les cousins habitent un tout petit appartement, avenue des Frères Lumière à Lyon au-dessus d’un Laboratoire d’Analyses Médicales qui existe toujours après plus de cinquante ans. Rue très commerçante qui relie la Manufacture des Tabacs devenue Universitaire et l’Hôpital Edouard Herriot plein à ras bord de souvenirs. On ira les voir, c’est sûr, plutôt sur le chemin du retour, et eux viendront dans la vieille maison ancestrale du vignoble Beaujolais.

Aux grandes vacances, sur la Route Nationale, Mathilde et la smala vont en sens contraire des vacanciers. Ils s’entassent dans la grande Break PeugeotLe père a vérifié le niveau d’huile, le niveau d’eau, la courroie qui doit tenir le ventilo du radiateur et qui peut faire des siennes. La mère a passé les nuits précédentes à préparer les bagages, les provisions, le linge des gosses qu’elle repasse systématiquement, elle ne peut pas  encore s’asseoir, il faut les nourrir et nettoyer derrière tout le monde, mais elle sourit en râlant, elle va revoir ses cousines et elle est heureuse. C’est une époque où on n’a pas le téléphone, on ne s’écrit que pour Noël en groupant avec le Jour de l’An. Parfois à Pâques…On a des choses à se dire et des confidences ont attendu un an pour s’épancher. Elles parlent tout bas en s’isolant dans une chambre, ou échangent des regards complices par-dessus les conversations, Mathilde les observe, incrédule et curieuse de comprendre ce qui se dit.

La Grande Peugeot !

Ils partent le soir vers 21 heures quand le chargement est calé et vérifié. Le père est ombrageux, on ne peut pas lui parler, on passe au large. Deux cantines en fer sur le toit, une à l’arrière et une multitude de valises ou de sacs rembourrés tassés jusqu’à la limite maximum de la lunette arrière et entre les jambes. Et aux grandes exagérations des animaux !  Le réglage des rétroviseurs avant et latéraux, fait l’objet d’une attention pointilleuse qui prend un  temps inoui. Les enfants excité.e.s par le départ échangent leurs blagues de Toto et leurs moqueries discrètes. Attendre n’est pas le plus pénible, la récompense est au bout, mais la tension grossissante entre les parents est palpable, prête à exploser, il ne faut pas en rajouter. On glousse et se tient à carreau Soulagement dès que l’embarcation baleine se met enfin à rouler.

De ces spectaculaires départs en congés annuels, Mathilde garde un souvenir de pagaille monstre, d’amoncellement érigé et étudié au cordeau. Aucun espace inoccupé. Les quatre grands compressés sur le siège arrière, le droit à la vitre âprement négocié, les trois frères et Mathilde, les deux petits une fille, un garçon alternativement sur les genoux maternels, ou allongés sur les huit genoux des aîné.e.s, plus tard assis, car plus menus, sur des strapontins. La ceinture de sécurité n’existe pas et les freins sont testés régulièrement pour évaluer leurs prouesses de souplesse. Le père parle souvent du coup du lapin. La mère  répète souvent qu’elle a la place du mort et le père vexé réaffirme qu’il est un excellent conducteur. Il a fait les pistes défonçées et boueuses d’Afrique et s’estime fiable pour sa lourde charge de famille. Il montre le St Christophe qu’il a toujours à portée de regard, comme son père grand voyageur de commerce autrefois . Péremptoire et précautionneux, il incarne l’autorité et la compétence. Personne n’ose le contrer. Le véhicule dont il est fier a une configuration de type ambulancière aménagée, ce  qui confère  un certain prestige dans l’esprit paternel. L’automobile à cette époque, même d’occasion, est un signe extérieur de réussite sociale. Seuls les commerçants ont des voitures neuves. Même en tirant la ficelle par les deux bouts, il estime qu’il doit assurer, jongler avec les crédits et les pensions religieuses des garçons,il doit montrer une bonne image dans le village, et prouver qu’il assure courageusement la prospérité, le confort de sa femme et de son encombrante progéniture. La mère a le souci majeur de le talonner pour qu’il garde chaque jour la conscience de ses responsabilités, c’est pourquoi les discussions sur le thème de l’argent disponible sont incessantes, parfois très houleuses. Il y a en permanence des ardoises dans le village. Lorsqu’il n’y a plus d’argent, au vingt du mois, la mère envoie les gosses faire les courses et ils font “marquer” les dépenses sous l’oeil suspicieux mais souvent bienveillant des commerçants principaux. Toutes les familles nombreuses étant peu ou prou logées à la même enseigne, une certaine tolérance s’est généralisée malgré des rappels sybillins mais appuyés au règlement rapide des dettes. La honte et l’insécurité viennent avec la répétition des relances. Mathilde se souvient d’une scène mémorable dans la cuisine. Sa mère habituée à recevoir un billet paternel chaque matin n’en a pas reçu, elle lui montre son porte-monnaie pour la prendre à témoin . Tu vois, Mathilde, il est vide, complètement vide !  Mathilde est effarée, au bord des larmes qu’elle refoule, heureusement, elle doit partir à l’école… On verra plus tard…

Tous les ennuis d’argent se dissipaient miraculeusement au moment des Vacances. On faisait marquer aussi chez l’épicier ambulant et le boulanger du bourg. Conditions aujourd’hui inimaginables sans traçabilité comptable.

Le Lundi patate, le mardi…etc…

Aux portes Sud de Lyon, l’énorme ville s’allume de mille éclats. L’estomac gargouille mais le décompte des kilomètres est passé au -dessous de la barre des cent, on calcule en regardant le compteur sur le tableau de bord, ce délai incompressible jusqu’au repas ou au sommeil, aux alentours de vingt-trois heures. Mathilde sait qu’elle doit se réveiller au milieu de la fratrie endormie pour pouvoir aider à l’arrivée, les garçons déchargeront les affaires en ronchonnant, la mère silencieuse couchera les petits, il faut ouvrir les fenêtres, aérer les pièces, passer la vaisselle poussiéreuse sous l’eau froide, et sortir draps et housses de traversins. A ce moment précis où l’on referme la vieille porte grinçante qu’il faudra huiler, nous savons que nous sommes en vacances pour deux mois.

Le lendemain, on ira voir La merveilleuse et drolatique Georgette notre cousine côté grand-maternel et son redoutable Lucien, couple sans enfant, c’est lui qui pique et a des yeux en charbon noir qui nous font peur, il est rouge du matin au soir, il boit des litrons et des litrons en suant dans sa vigne en pente, mais il nous aime. On va s’occuper de leurs quatre vaches, azimuter les chiens de chasse en leur filant notre viande en douce, faire piailler la basse-cour en ramassant les oeufs et se foutre du coq qui se la joue marquis. De vraies vacances avec la sieste obligatoire.

LE CEP VERMEIL

Dans les illuminations Lyonnaises Mathilde profite du sursis. Lorsqu’elle aperçoit l’enseigne du Cep Vermeil avec Guignol et Gnafron dans le rétroviseur, elle sait qu’on est à cinquante kilomètres environ de leur destination estivale. À l’aller ce sont plutôt les lumières des usines étranges et un peu puantes qui l’alertent. Le père passe toujours par l’Avenue Berthelot, large couloir à quatre voies abouchant sur un quai, elle sent la majesté d’un gros fleuve qu’on ne voit pas à cette heuve tardive, mais qui est très éclairé. On traverse la ville le plus vite possible pour rejoindre Vaise par-dessus ou par-dessous, on s’engouffre dans le sinistre Tunnel de Fourvière. Inquiétude de l’enfermement puis sensation de libération et de proximité des vacances à l’estuaire. Le temps comme transformé en une seule nuit.

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

2 commentaires à propos de “# 40 Jours # 39 | Une enfance de fille”

  1. amusant, ton embarcation baleine???
    le personnage du père typique
    comme un côté très documentaire dans cette évocation
    et puis siestes obligatoires toujours aujourd’hui en période caniculaire…

  2. Ah ! Mais c’est très documenté, Françoise, et les souvenirs avec les détails remontent comme des bulles effervescentes dans l’eau de la mémoire. Les siestes étaient très festives à cette époque… Merci pour ton message.