#40jours #05 | sur le seuil

Au premier étage de la maison, sur le palier, tu tournes sur toi-même, et le mouvement que tu impulses pourrait vite te faire tourner la tête, dans cette maison ce sont des années de ta vie qui défilent sous tes yeux, à cet endroit stratégique, qui distribue les pièces de l’étage en étoile, les différents lieux ou tu as vécu dans ta jeunesse, notamment les chambres que vous avez partagé successivement tes parents ta sœur et toi, en périodes successives, et tous les souvenirs personnels qui s’y accumulaient jusqu’à trouver ta chambre, et tout commence donc face à toi avec cet escalier très droit, aux marches étroites, sombres et bruyants, combien de fois as-tu risqué d’y tomber, descendant trop vite, sur le mur du haut très étroit face à toi une marqueterie en bois gravé de ta grand-mère paternelle, représentation de Jeanne d’Arc à Domrémy ses moutons aux pieds, son nom d’enfant gravé, incertain, en bas à droite, brûlant le bois de sa pointe hésitante, papier pailles japonaises, sur la gauche, ta chambre d’enfant, puis la roberie, placard fermé dans lequel tu aimais te cacher, te dérober au regard, au milieu des vêtements de tes parents, pendus sur leurs cintres, puis la salle de bain avec la baignoire en émail blanc dans le fond de la pièce, tu te voyais dans le miroir du mur d’en vis-à-vis à chaque fois tu prenais une douche, et sous le toit en pente le Velux qui s’ouvrait en faisant basculer la vitre vers le haut pour aérer la pièce après les douches chaudes, la buée s’échappait en fumée vers le dehors, sur le palier un meuble bas en bois d’acajou, aucun souvenir de ce qui y était rangé à l’intérieur, mais sur lequel était posé le téléphone au milieu d’autres bibelots moins sonores, tu te rappelles des nombreux coups de fil qui ont marqué ton enfance, la mort de ta grand-mère, les phrases de tes parents qui restaient suspens, au bout du fil, interdits, phrases lourdes de sens, tu ne pouvais pas les finir à leur place, tu en avais même peur, tu te cachais dans ta chambre située à l’opposé, assis sur ton lit, la tête entre les mains, puis la chambre de tes parents, tu n’y entrais jamais, la chambre de ta sœur qui finit ce premier tour, les murs recouverts d’un papier peint de fleurs bleu lavande défraîchi, le miroir dans le coin près de la fenêtre, avec son cadre en bois laqué, le lit très haut, un lit hérité de tes grands-parents, de l’autre côté dans le recoin sous la cheminée, une bibliothèque remplie des nombreux ouvrages, et nous voilà à nouveau devant l’escalier, où rien n’a changé si ce n’est la moquette au sol rendant plus dangereuse encore la descente rapide ou nocturne, sur la gauche la chambre de tes parents, c’était la tienne quand vous étiez arrivés dans cette maison nouvellement construite, ils ont tout changé, meuble, papier peint, mais l’emplacement du lit est resté le même, les cadres au mur ont changé également, puis la roberie à nouveau, seule pièce où rien n’a changé avec le temps, à l’abri des regards, aveugle, inutile de dépenser pour cette pièce de rangement, puis la salle de bain, refaite à neuf elle, plus de baignoire, une douche plus pratique la remplace désormais, sur le palier, une bibliothèque remplace le meuble avec le téléphone, les étagères ne sont pas totalement remplies, les cadres au mur, paysages de ville où tu n’as jamais été, puis ta chambre, anciennement celle de tes parents, ce que tu as pu faire dans cette pièce, fumer tes premières cigarettes en cachette, imaginant que la fumée n’allait pas rester à l’intérieur de la pièce, des heures à écrire, à lire, à écouter de la musique, à peindre, à rêver, écrire, sur ton très grand bureau, une planche de bois posée sur des tréteaux, en-dessous du Vélux, face à toi sur un tableau de liège les images que tu accrochais devant toi, tableau qui évoluait sans cesse, à chaque nouvel agencement tu prenais une photo pour en garder la trace, comme tout ce que tu écrivais au quotidien, ce que tu faisais, ce que tu lisais, quel film vu, revu, quelle musique écoutée, ce que tu mangeais, quand et avec qui, sur la gauche, la chaine Hi-Fi, le tourne-disque, l’ordinateur, l’imprimante, puis la chambre de mes parents à la place de ma sœur qui s’est mariée et a quitté la maison, le lit à la même place, le papier peint plus neutre, la bibliothèque dans le recoin, seuls les livres ont changés, romans et livres d’histoire sur la Guerre d’Algérie, moins nombreux par rapport aux bibelots et petits cadres de nos chers disparus et nos enfants chéris, et de nouveau l’escalier, tu as l’impression que tout s’est joué là, dans cette descente et ces montées, tout ce que tu as entendu dans cet endroit, bien caché en haut pour ne pas descendre et voir qui vient te chercher sur le pas de la porte d’entrée, et de nouveau la chambre et la salle de bain, tourbillon sans fin de souvenirs fuyants, d’objets et de moments suspendus, dans ce lieu où tu n’habites plus depuis longtemps et que tes parents ont fini par quitter, pour un appartement plus petit dans la même ville près de la gare.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire