#40jours #14 | Façon puzzle

Quand il la voit chercher quelque chose dans leur appartement, qu’il s’agisse de ses clés ou sa dernière ordonnance, refaire tous les gestes de sa journée, tous ces trajets, pour tenter de retrouver en traversant les différentes pièces de son appartement par où elle est passée et où se trouve ce qu’elle cherche depuis plusieurs minutes, cela lui confirme sa décision de tout éparpiller façon puzzle. Je vois un sourire se dessiner sur son visage quand il dit cela, sans savoir si c’est cette référence que lui seul croit comprendre qui l’amuse ou s’il se moque de sa compagne et de ses petits travers, de ses mauvaises habitudes, comme il dit. Pour sa part il sait précisément où se trouvent dans leur appartement ses papiers d’identités ou ses archives administratives, il sait qu’ils sont tous disséminés dans différents endroits et différentes pièces de l’appartement. Sa compagne se demande parfois pourquoi ces documents sont si éloignés les uns des autres, ce serait tellement plus simple selon elle de tout ranger au même endroit, mais faute de place, et sans doute également pour parvenir à mieux s’en souvenir, il a fait un choix très différent. Chaque papier est associé à un endroit bien précis, son système de rangement s’apparente au palais de mémoire qui permet de se souvenir d’un texte en l’associant à différentes pièces. Il est également persuadé qu’ainsi il ne pourra jamais les perdre en même temps. Principe de précaution paysan selon lui qui veut qu’on ne doit jamais mettre tous ses œufs dans le même panier. Sa carte d’identité, glissée dans la poche intérieure de son manteau, a ses bords racornies à force de la garder tout le temps sur lui. Sa carte d’électeur est posée en évidence avec son passeport sur le dessus d’une boite à vin qui sert de bibliothèque pour les derniers livres qu’il vient d’acheter et qu’il est en train de lire. Pour tout ce qui concerne les papiers administratifs, c’est plutôt sa femme qui s’en occupe, mais il sait où ils sont rangés. Sa femme a même ajouté sur chaque chemise un post-it à son attention avec les identifiants et le mot de passe pour qu’il puisse se connecter en ligne s’il en avait besoin le jour où elle ne sera plus là. Mais quand elle lui rappelle, il hausse légèrement les épaules pour repousser le mauvais sort. Les papiers de l’assurance de leur appartement sont glissés bien soigneusement dans une pochette cartonnée de couleur rose, rangée au milieu d’autres dossiers administratifs. Leurs factures de téléphone, classées avec les factures d’EDF, dans un classeur en carton beige à soufflet disposé sous le meuble du téléphone, dans l’entrée de leur appartement. Au même endroit, il y a également un carton contenant leurs contrats de prêts bancaires et de prêts immobiliers. Il préfère garder avec lui, dans la poche de son pantalon, sa carte VISA, sa carte vitale comme sa carte de bibliothèque, son passe Navigo, le justificatif de sa mutuelle plié en quatre pour entrer dans le porte-carte en tissu fabriqué à la main par sa femme. Les talons des chéquiers de leur compte joint, ils les conservent pendant cinq ans comme leur banquier le leur a conseillé, dans le meuble bas sous la bibliothèque de la salle à manger. Il ne travaille plus depuis longtemps mais il a glissé toutes ses fiches de paie dans des lutrins à la couverture marron classés dans une armoire avec ses anciens albums photos dans lesquels il a scrupuleusement raconté la vie de sa famille lors de ces trente dernières années, associant photographies prises lors de vacances et de réunions de famille, avec des textes qui racontent succinctement les menus faits de leur quotidien pour ne rien oublier, aime-t-il répéter à chaque fois qu’il ressort l’un de ces albums pour les montrer à ses petits-enfants émerveillés. Les ordonnances de son médecin sont pliés en quatre et maintenues par des magnets publicitaires sur le côté droit de leur frigidaire dans la cuisine. Ses dernières analyses médicales sont rangées dans une chemise recyclée du centre de radiologie et d’échographie où il passé il y a deux ans une série de clichés après sa chute dans l’escalier. Une place restait sur le dessus du boitier de la box Wi-Fi, c’est là qu’il les cachées. Toutes les preuves d’achat des appareils électro-ménagers de la maison, y compris ceux qu’ils n’utilisent plus depuis longtemps, cassés ou inutiles, ont été glissés en vrac parmi un fatras d’autres papiers, et d’ustensiles de bureaux dont ils ne servent qu’épisodiquement, dans le premier tiroir du meuble métallique à l’entrée de l’appartement. Sur le dessus de ce meuble, dans un panier en osier qui prend la poussière, les clés de la maison. Chacun a son trousseau avec un porte-clé à son image. Pour lui, un porte-clé avec le slogan Dada is everywhere que son fils lui a offert, et pour elle, un porte-clé avec une reproduction d’une aquarelle de fleurs de Pierre-Joseph Redouté.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

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