#40jours #24 | tracer la disparition

Le gouffre était donc tel… On a retrouvé sa voiture sur un parking près du Camping Belle-Rivière. Cet après-midi de décembre dans le froid et le gris de l’âme, tu as posé ton téléphone sur la table du salon. On a pu retracer son trajet grâce aux caméras de surveillance installées sur la voie publique. Tu n’en avais plus besoin. Désormais. D’après nos calculs, elle a quitté son domicile approximativement vers 14h30. Juste avant de quitter la maison, tu avais embrassé l’enfant dans son berceau et tu avais éteint le babyphone. Selon toute probabilité, elle a remonté la rue Georges Clemenceau, la rue Charles de Gaulle et la rue de l’Hôtel de ville jusqu’à l’église Saint-Pierre. Vous voyez là sur l’écran, c’est sa voiture. Tu as refermé doucement la porte de la chambre. De là, elle a pris la direction de l’A811. Tu as laissé ton sac à main. Tu n’en avais plus besoin. Le trajet a duré approximativement vingt minutes. Quand le trafic est normal, on met habituellement dix minutes. Tu es sortie de chez toi comme tu ferais pour aller chercher l’enfant à l’école, faire quelques courses dans le centre-ville, retrouver une copine à la piscine municipale. Mais les caméras nous apprennent qu’elle s’est arrêtée environ cinq minutes sur une aire d’autoroute. Sauf que là tu as activé ton GPS. Là vous voyez, elle n’est pas sortie de la voiture. Tu as continué ton chemin. Tu as pris la direction de l’autoroute. Si vous regardez-bien, c’est elle là. Gestes automatiques. Passage de vitesse. Ralentissement. Accélération. Clignotants. Il pleuvait ce jour-là. L’eau sur la ville délavait le paysage. Gris d’eau. Elle n’a peut-être même pas arrêté le moteur. Les essuie-glaces continuent de fonctionner. Ca dure cinq minutes. Je vais passer un peu plus vite. – Non laissez… – Comme vous voulez… A mi-parcours, tu t’es sentie mal, tu as pris la première sortie et tu t’es garée. L’aire des Dockers. Mains crispées sur le volant. Bouffée d’angoisse irrépressible. Sueurs malgré le froid la pluie. Boule d’angoisse en étau dans la tête le ventre.  Elle a roulé sans discontinuer jusqu’à la sortie Périphérique.  Et puis ça s’est calmé. Elle a pris la sortie 5. On la perd ensuite pour retrouver sa trace dans la commune suivante. Tu es repartie évidée et sûre de ton fait. Le dernier trajet enregistré sur le GPS confirme l’itinéraire. Il date de ce jour-là. Elle avait repéré les lieux. Vous voulez vraiment que je continue ? L’œil ne suivait même plus le fil bleu du GPS.  Les caméras ne nous sont plus d’aucune utilité à ce stade. Seuls nos chiens étaient en mesure de déterminer l’endroit où elle s’est jetée dans la Loire. Ils ont flairé deux accès à la berge. Dans la végétation. Pour s’arrêter là. Vous voyez sur la carte. C’était là. Selon toute probabilité. Tu connaissais ce trajet par cœur.  Sur son téléphone, on a pu retrouver les derniers appels. Tu t’es garée sur ce parking désert. Toute activité avait cessé sur les réseaux sociaux depuis la veille au soir. Tu as hésité. Beaucoup de messages laissés sans réponse. Et puis le vide a eu raison de toi. Plus rien d’autre ne comptait. Elle n’a laissé aucun mot, aucune lettre, c’est bien ça ? Dans ta boîte mail, datée du lundi précédent, la réponse de refus suite à un entretien d’embauche. Ce 6 décembre prenait fin officiellement ton congé maternité. 

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

6 commentaires à propos de “#40jours #24 | tracer la disparition”