#40jours #26 | Madeleine

Je suis venu tant de fois dans ce jardin, je me rends compte en disant cela que je ne me souviens pas y être resté très longtemps, pas le souvenir de m’y être assis par exemple, d’avoir passé du temps à rêvasser, à regarder passer les gens dans les allées, les étudiants, les touristes, les couples avec leurs enfants, les amoureux sur les bancs, en retrait du passage, juste l’avoir traversé très régulièrement, de part en part, une plaque tournante, un carrefour dans la ville, à chaque fois je ne fais qu’y passer, je me sens fatigué, les jambes lourdes, les pieds comment à me tirailler, je sens le contrecoup du manque de sommeil, cette marche sans s’arrêter commence à me peser, je m’assois sur une chaise en métal vert, à l’ombre d’un marronnier, je sens le vent me caresser la joue, mon corps assis accueille sa fatigue avec une drôle de résignation, je reste là un long moment sans rien faire, sans penser à rien, les voix continuent leurs récits, je les écoute de manière distraite, une musique de fonds, un murmure qui m’accompagne, sur le sable blanc du parterre autour du bassin central du jardin, des balustrades qui l’entourent et de toutes les statues de marbre qui le décorent, la lumière blanche m’aveugle, mes yeux s’humidifient, je les ferme un instant pour les reposer de la trop vive lumière, sensation d’un léger chavirement, mon cœur plus léger, ma respiration s’adapte à cette pause salutaire en se ralentissant, peu à peu les bruits qui s’affrontaient dans le désordre, sans que je parvienne à déceler leur origine précise, se répartissent de manière plus fine, s’espacent, je parviens mieux à les entendre en les identifiant l’un après l’autre, les enfants qui se chamaillent devant le bassin pour faire avancer leur bateau à la voile blanche, les parents qui haussent le ton pour sermonner leurs enfants turbulents, les rires des jeunes qui se cherchent, le chien qui aboie en tirant sur sa laisse trop longue de son maître, une vieille dame qui fait répéter plusieurs fois sa petite fille dont elle n’entend pas les propos, une classe qui pratique son cours de gymnastique parlant et s’amusant tout en courant, les oiseaux qui se chamaillent dans les branches des arbres et le fouillis des feuilles qu’ils froissent et font trembler, la discussion enjouée de deux agents municipaux de la ville qui ramassent au bout de leurs perches les détritus oubliés par les passants, les touristes qui cherchent leur chemin, chacun dans sa langue, il y a les italiens, les russes, les anglais, je suis surpris de ne pas entendre d’asiatiques, une femme crie non, sans que je parvienne à savoir à qui ce refus s’adresse, une jeune femme vient s’asseoir non loin de moi, sa jupe légère remonte haut sur ses cuisses bronzées, je ne peux m’empêcher d’y jeter un regard furtif, j’observe une partie seulement de son tatouage au niveau du tissu et de sa jupe, tente d’en reconnaître le motif complet en imaginant la partie cachée sous la toile beige, elle croise les jambes d’un côté de l’autre très régulièrement, cherchant la position la plus confortable sans y parvenir, à moins que ce soit pour trouver une contenance, elle semble attendre quelqu’un et peut-être qu’elle s’impatiente de son retard, je me souviens des jambes de Madeleine, il y avait dans le dessin de son tatouage aux volutes sinueuses, un élément indescriptible qui me fascinait, comme toute forme lointaine dont le message secret nous intrigue, dans l’incapacité de son déchiffrement, l’espoir d’en trouver le sens, je l’observais longuement, en m’appliquant à rester bien attentif face à ce dessin, dont l’encre traçait sur sa peau cette déclaration d’intention, aveu passager, durable dans la trace, un message en anglais à caractère personnel : I’m fine, je vais bien, disait-elle en apparence, son tatouage apparaissait un peu au-dessus du genou quand elle portait des jupes légères l’été, comme cette fille à mes côtés qui semble m’ignorer, comment m’étais-je rendu compte de la duplicité du message, en miroir, ou pour ceux qui, suffisamment intimes, pouvaient s’approcher d’elle, se coller à son dos et voir, par-dessus son épaule, la tête près de la sienne, regardant dans la même direction, le double sens de son mystérieux dessin, à l’inverse de ce qui était écrit, pour ceux qui lui faisaient face ? Sauve-moi, comment ne pas penser, en découvrant ce tatouage sur le haut de sa cuisse, à cet autre message, supplique anodine, Alice devant sa petite fiole, et son étiquette de papier autour du goulot, où se lisaient ces mots en gros caractères magnifiquement imprimés : BOIS-MOI, le souvenir des précautions prises avant de se résoudre à en boire le contenu. « C’était bien joli de dire Bois-moi, mais la petite Alice, bien avisée, n’allait pas s’exécuter tête baissée. Non, je vais d’abord regarder, dit-elle, pour voir si c’est marqué poison ou pas. » Et les conséquences de son geste, la transformation de son corps qui rétrécit et se ferme comme une longue-vue, jusqu’à ce qu’elle atteigne enfin la taille idéale pour franchir la petite porte, et pénètre dans le ravissant jardin inaccessible jusque-là, cette injonction en forme d’appel au secours, dissimulé dans un banal message rassurant sur son état, comme dans cette phrase, je vais bien, si on ne la laisse pas finir, je vais bien… finir par mourir, il y avait des jours où elle se sentait triste sans raison apparente, des matins où elle était incapable de sortir de son lit, dormir trop ou trop peu dormir, son dilemme, des nuits où elle se mettait à pleurer car elle se sentait bouleversée, même si tout allait bien au fond, ce qu’elle me disait pour me rassurer le lendemain, elle s’effondrait parfois pour un rien, une fois coupée la peur, la vie commence, un regard insistant, une phrase déplacée, une lumière trop vive, un fait divers, tous les jours la boule au ventre, un besoin permanent d’être active tout le temps, sur le coup, occupée (travailler tous les jours, préparer une exposition, la sortie d’un livre de photos, visiter des expositions, partir en reportage pendant de longs mois), elle ne pouvait pas faire confiance à ses pensées très longtemps, et des pleurs sans raison, sans savoir pourquoi elle se sentait inutile, quand elle savait qu’elle avait tout pour être heureuse, la jeune femme assise à tes côtés paraît plus sereine tout à coup, absorbée par des pensées que tu ne peux deviner, mais elle n’a plus cette tension dans le visage, cette attente que rien ne viendra satisfaire dans l’instant, qui repousse le moment de la révélation, elle s’est figée, le visage à demi tourné vers le Palais du Luxembourg en contrebas du jardin, le regard perdu dans le lointain, inaccessible, et dans cette position, cette immobilité passagère, elle s’offre au regard, j’ai envie de la dessiner, de la photographier cela serait trop immédiat, frontal, définitif, un vol à la dérobé, avec le dessin, le temps s’invite et prolonge le regard, c’est une caresse lente, et l’image advient peu à peu, comme dans l’écriture, j’ai toujours aimé le dessin pour cette douceur, même si je ne suis pas très bon dessinateur, je me souviens du visage de cette jeune femme que j’avais rencontrée à la bibliothèque, étudiante, elle rangeait les livres tous les matins, je n’ai jamais bien dessiné, mais je suis très patient et mon regard assez vif, précis, quand je le veux, que je travaille beaucoup, je suis capable de dessiner un portrait ressemblant au modèle, c’est ce que j’ai fait avec cette fille dont le visage m’obsédait, un jour elle a fait tomber de son sac une bande de photomaton, je me suis empressé de la ramasser au sol et de l’enfouir au fond de ma poche, le soir, chez moi, j’ai passé la nuit à reproduire son portrait aussi méticuleusement que j’ai pu, le lendemain, je l’ai surprise dans un rayonnage et lui ai offert mon dessin, elle était étonnée, ravie, flattée, elle m’a invité à boire un verre à la fin de son service, je n’ai pas osé lui avouer que j’avais travaillé ce portrait à partir d’une photographie, je commence à tracer les lignes ovales de son visage, indique approximativement l’arête de son nez, l’ondulation de ses sourcils au-dessus de ses yeux que je marque à peine, dans ce geste vif un rien brutal, nerveux, sa mesure et son attente, quelque chose qui prend figure à la limite de l’image, son regard, son sourire, son corps, sa peau, je froisse la feuille pour la jeter, son bruit significatif qui se referme sur elle, l’enserre pour l’effacer, la faire disparaître, entre mes doigts je sens bien que c’est impossible, sa matérialité s’impose à moi, son poids, dans l’évidence de sa densité, de sa rugosité, en même temps image déjà d’un départ, ce moment où tout soudain bascule, le visage de cette jeune femme, j’essaie de donner corps à une réalité en faisant dériver les mots : Tu ne peux pas la voir, quand on ne veut rien d’autre et rien de plus, la plénitude est proche, mais je n’en suis pas là, autant d’épreuves qu’il me faut affronter sans pouvoir trouver de réponse, dans le silence de cette feuille froissée, ce n’est pas le passé qui nous domine, tout pourrait encore s’arrêter là, un sentiment d’y être et de n’y être plus, retour dans ce jardin, dans notre maison secrète, la végétation derrière laquelle nous nous cachions pour vivre et dans laquelle, une fois disparue, je peine à la retrouver, combat dans l’espace contre le temps, Suzanne et les vieillards, cette histoire que Madeleine m’avait racontée, disposer des repères aussi précis a forcément un sens, le vertige dont il est question ici ne concerne pas la chute dans l’espace, tous les gestes, tous les regards, toutes les phrases sont à double sens, cette fenêtre abrite depuis longtemps ce que nous avons espéré y voir, les feuilles des arbustes débordent du cadre, masque la vitre et troublent ses reflets, nous sommes passés de l’autre côté de ce miroir, l’amour est bien la seule victoire possible sur le temps, il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent, ce sont les images du passé, cette femme disparue n’est pas morte et je peux la retrouver, c’est la première fois que je vois les choses aussi clairement, que j’ose les énoncer avec cette évidence, nous nous sommes assis sur ce banc sur lequel s’est assise cette jeune femme, je m’en souviens bien, nous nous sommes embrassés bien sûr, je me souviens de l’histoire que tu m’as racontée à cet endroit, le paysage que nous avions sous les yeux qui n’est pas très différent de celui que je vois aujourd’hui, qui s’ouvre devant nous, changeant selon les saisons, nous avons regardé passer les promeneurs, les parents avec leurs enfants, les coureurs plus ou moins essoufflés, les jeunes rentrant de l’école, les rituels de promenades des plus vieux, mais tous ces souvenirs aujourd’hui me paraissent si lointains lorsque je vois posé à l’extrémité du banc ce petit tas de feuilles à l’équilibre précaire, un coup de vent, un geste déplacé, un revers de main négligent, ignorant ce précieux agencement artistique, pourrait le détruire d’un instant à l’autre, je sais que tout peut disparaître en quelques secondes, je regarde cette image attentivement, aux contrastes très marqués, qui soudain transforment ce petit tas de feuilles en tas de cendres, je ne peux m’empêcher d’y déceler les traces et vestiges de l’incendie de son appartement, le silence était mon interlocuteur, j’ai gardé précieusement ce que je voulais lui dire, pendant longtemps j’ai repoussé le moment propice où j’aurais pu lui en parler, espérant trouver le sésame pour donner à cette histoire que je voulais lui raconter un relief particulier, un écho adéquat, toujours difficile de trouver l’équilibre, le bon moment, la note juste, à trop réfléchir, trop attendre et travailler mon discours ou mon histoire je prenais le risque de dénaturer ce que j’avais à dire, de le pousser trop à bout, et pire encore, de l’oublier, certaines choses s’écrivent, se disent, se racontent différemment avec le temps, la durée permet de les affiner, de parfaire la formation des mots, des idées, et permettre la rencontre entre les émotions et leurs dérives, et c’est ainsi que quelques mois après, certaines choses s’écrivent, se disent, se racontent différemment, ni dans l’instant, ni dans le différé, mais dans la narration, dans ce trésor que l’on délivre et transmet, depuis je reprise notre histoire au fil de ma mémoire.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire