#40jours #39 | fragments d’enfance parisienne.

Pblanchon. 2022, extra-terrestre techniques mixtes sur bois 20x20cm

Transforme, c’est à dire agit sur la forme, principalement en interrogeant sa nature la plus secrète. Traverser la forme, les formes comme une autre flèche à l’arc. Et en tous cas ramène la forme à cet espace, à ce lieu du secret. L’idée que ce secret recouvert par tant de fantasmagories puisse, grâce ou à cause de l’écriture, ressurgir, questionne plus encore que jamais. Il ne ressurgit sans doute jamais autrement que par la question, le questionnement, sur des objets réels, mentaux, imaginaires, souvent laissés pour compte, acquis, périmés, fossilisés dans une langue d’épicier ou de comptable. Et cette question est-elle directement en relation avec l’enfance, probablement pas, elle arrive comme au billard après un certain nombre de bandes pour heurter en mourant la blanche. Or l’écueil premier serait de bien nommer, de bien questionner, c’est à dire quoi dans bien ? Le juste où l’inspiration… c’est à dire une myriade de possibles, comme autant de textes fragmentaires. Peut -être un deux en un, où ces fameux Tout-en-un, et au final après toute la valse des répétitions, quelque chose de totalement différent de ce qu’on attendait : Un ovni.

Cette langue commune confondue avec le sens commun et qui, dès son apparition, amène à résister on ne sait pourquoi, de s’y opposer parfois tellement spontanément, n’est-elle pas l’invention d’un tout premièr ennemi, nécessaire, obligatoire pour parvenir à forger sa propre langue… serait-il même possible que cette guerre prenne naissance avant même que l’on soit en mesure de prononcer ce premier mot, comme un capitaine voit son bateau se briser sur des récifs. La volonté d’échanger vraiment avec l’autre quel qu’il soit sur ce canal du commun aurait pu -hypothèse- être abandonnée comme on jette du lest, bien avant les premiers ânonnements de syllabes et voyelles, sûrement pas de façon consciente, mais comme une force souterraine que l’on pourrait confondre -aisément, si on ne dispose pas d’autre terme-avec celles pratiques, des forces démoniaques. D’où cette expression que la grand-mère, la mère utilisaient devant ou derrière cet être enfantin : avoir le diable dans la peau.

L’affaire du langage renvoie à l’origine lointaine d’une volonté d’utiliser ce langage là ou non, et c’est assez souvent non, autant qu’on s’en souvienne ou l’oublie volontairement ou pas.

Avoir le diable dans la peau, posséder comme un pouvoir un don néfaste, plus qu’avoir, trop proche du commun, le réflexe de séparation, de « diabole » plutôt qu’une attirance naturelle, scolaire, sociale, programmée pour le symbole. Préférer quasiment avant la naissance le retranchement, la division plus qu’un élan vers l’union, la réunion, la synthèse. Une définition assez proche de la malediction toujours dans un but pratico-pratique.

Le fait rapporté des années après d’être un prématuré qui aura passé plusieurs semaines dans une « couveuse » l’obligation d’apprendre aussitôt une langue autre que maternelle. Ne serait-ce que celle des sages-femmes, des infirmières, des femmes de ménage la nuit… Puis le retour, cet appartement des grands parents dans le 15eme où furent passées quatre années dans une attente quasi mystique déjà, du regard gris bleu de la mère âgée de vingt-quatre ans.

Une très belle jeune femme. Encore visible en photographies noir et blanc, dans une vieille boîte à gâteaux. Vivant des débuts conjugaux houleux, difficiles, avec le père, sorte de tueur à gage. Mais ne pas s’égarer, rester en vigilance sur les détails les plus infimes, ne pas perdre de vue le jeu de billard. Français le billard.

La boulangerie, laisser le mot s’enfoncer, traverser les strates des fictions, revenir à la simple prononciation ou plus probable, à la toute première fois où ce mot prononcé avec cet accent parisien me parvint.

Le goût de la baguette, non. De la boule. Originaire de l’Allier la grand-mère était attachée au goût des miches, des boules, au poids du pain . Serait-ce une invention d’entendre à point nommé le bruit du couteau à pain juste ici… peut-être même jusqu’au silence entre ces deux êtres vivants sous le même toit au septième étage du trente-cinq de la rue Jobbé-Duval. Un silence et le couteau à dents, la nervosité parfois du geste de la découpe, du tranchage de la boule, de la miche. Et puis soudain cette tempête de mots étranges émis avec une puissance vocale différente de tous les autres mots que l’on prononce d’ordinaire…peut-on imaginer à cet instant qu’il s’agisse de violence, pas sûr. Il y a dans ce vertige une attente que l’on peut reconnaître. Elle se manifeste autrement que cette sensation de pesanteur d’ennui. Ainsi les insultes, les cris, se confondent- ils vite avec tout l’ennui du monde dans le réceptacle quasi sacré de l’Attente.

La boulangerie à l’angle de la rue Jobbé-Duval et la rue des Morillons. Un mot banal désormais, si on l’attrape comme le lieu où seulement on achète le pain. Et ces deux noms de rues comme un écrin au centre duquel brille une des premières versions du mystère, et surtout de la surprise, ces longs cornets bourrés de feuilles de journaux chiffonnées. Regret. Pas de souvenir d’avoir pris le temps de défroisser ces boules de papier journal, en voir au moins les gros titres. Étaient ce des journaux de gauche, de droite. Sourire en imaginant un boulanger froisser une ou plusieurs feuilles d’Hara Kiri, de Charly Hebdo. Tout ce déploiement d’efforts à ôter le papier journal du cornet pour si peu de chose… un bonbon, un jouet inintéressant. Les bonbons… on en donnait beaucoup aux enfants, à défaut de bien des choses plus… utiles, mais si difficiles à donner, comme le temps par exemple. Les paquets de bonbons. Ces sucreries, dont il faut aller chercher dans la langue portugaise la racine, l’enrobage. On enrobait, et dissimulait de façon facile ainsi. Ensuite les caries se soignaient chez un dentiste manchot, mais plus tard, autour de la septième année, et à la campagne. Le couple parental, apparemment rabiboché et apte à conduire, comme tout le monde, une éducation comme il se doit. Mais n’allons pas trop vite ne nous égarons pas, les histoires les bifurcations possibles étant légion, bien évidemment.

Les énormes bobines servant à dérouler des tuyaux que l’on enfouira sous les pavés à l’intérieur de cavités aux parois brunes et jaunâtres. Monstres placides immenses et muets laissés ça et là sans surveillance dans un renfoncement du trottoir de la rue Jobbé-Duval. A quoi servent-elles, qui les a laissées ici, elles firent longtemps partie du mobilier urbain, procurant même, aussitôt qu’on arrivait dans la rue, un sentiment de familiarité, presque de sécurité. Et puis un été, elles disparurent mystérieusement. Désarroi de courte durée puisque, quelques rues plus loin, vers le petit manège aux chevaux de bois, on les retrouva comme on retrouve la famille, ou en tous cas des personnes que l’on a pas vues depuis longtemps. Vers le manège des chevaux de bois , place de la Convention. Au moment où on tenait la barre en fer reliant le cheval au toit, l’œil rivé vers la Tour Eiffel, entre haut et bas, les grandes bobines encore semblent veiller. Tout ce fer qui s’écrivait en trois lettres était bien plaisant, dans quelle mesure le faire l’a t’il occulté est un autre grand mystère car il semble qu’une carrière de chaudronnier, de soudeur eut probablement comblé une grande partie de cette béance laissée par la superposition de ces deux mots. Une fascination pour le fer mais aussi l’outil presque immédiate. La balance utilisée pour peser la volaille sur les marchés, tous ces petits signes inscrits sur la forme d’un cadran en noir et rouge. D’une précision si redoutable qu’un simple appui du petit doigt pouvait la faire réagir avec profit et bonheur. Et le gros billot de bois comment pouvait-il être rendu si propre à la fin des marchés une fois que tant de pattes, de têtes, y furent tranchés d’un coup net et précis, et le couteau dont le tranchant oh ! était une réelle fierté, son fil sa pointe éventre autant de cadavres sans s’user, pour en extirper le cœur le foie les gésiers en laissant seulement quelques filets de sang et d’humeurs à la surface du bois. Racler un billot. Le racler mille fois pour ne plus apercevoir la moindre trace. Le mot racler et raclée soudain si proches…toute une histoire possible vécue probablement par une autre enfance, celle d’un tueur à gages.

La table de la salle à manger, un refuge merveilleux, dans la continuelle exploration du grand appartement-était il si grand autrement qu’au travers de la vision enfantine…. De longue pauses sous cette table à examiner les moulures des pieds, sensation militaire de voir sans être vu. Les différentes nappes dont on recouvrait la table suivant les jours de la semaine et le nombre des convives. La nappe blanche des dimanches. Il pouvait bien arriver qu’on y passe des dimanches presque entiers sous cette table. Une fois les brins et les motifs du grand tapis de laine examinés soigneusement, l’oreille prenait le relais afin d’analyser le bruit des fourchettes et des couteaux, évidemment le pain qu’on tranche, la mastication des bouches, bruits de sucements persistants les jours de lapin ou d’agneau, longtemps après le petit digestif. Parfois en glissant un œil dans la pièce, suivant un angle déterminé par une expérience conséquente, on pouvait tomber sur un ensemble à thé trônant derrière une vitrine. Celui-ci venait d’un lointain pays, Siam ou Corée. La délicatesse de la théière avec ses motifs constitués de minuscules dragons s’entre mêlant déclenchait des orgasmes esthétiques, mais pas seulement, son origine était l’un des mystères dont on tentait de réduire la portée par un très pudique « c’est ton père qui me l’a offert pour un anniversaire » rappelait systématiquement grand-mère. Le tueur à gages, on l’apprendra des années après, était un drôle de coco. Il avait menti sur son âge pour s’engager dans l’armée et aller faire la guerre en Corée.

A propos de Patrick Blanchon

peintre, habite en Isère entre Lyon et Valence. Rencontre du travail de F.B via sa chaine Youtube durant l'année 2022, et inscription aux ateliers en juin de la même année. Voir son site peinture chamanique. De profil je suis : Discret, bargeot, braque. Et de plus en plus attiré par la réserve, la discrétion , et ce plus je lis et écris. Deux blogs, dont un que j'ai laissé en jachère. https://peinturechamanique.wordpress.com/portfolio/voyage-interieur-patrick-blanchon-artiste-peintre/ En activité encore pour l'instant : https://ledibbouk.wordpress.com/2023/12/15/ambiguite/ Ce sont des sites gratuits, bien désolé d'avance si vous y voyez parfois de la pub.

3 commentaires à propos de “#40jours #39 | fragments d’enfance parisienne.”

  1. Je suis sous le charme de la peinture! Superbe.
    Le début du texte me fait penser à ce superbe texte que je viens de lire : Sur les bouts de la langue, traduire en féministe/s de Noémie Grunenwald.
    Envie d’en savoir plus sur ce père tueur à gages que l’on sent prégnant dans l’enfance.

  2. Tout me parle dans ton texte même si je n’ai jamais essayé de battre mes frangins au billard, ils avaient pris trop d’avance !
    Dans tous tes paragraphes , il y a quelque chose qui fait écho à l’expérience que je viens de faire dans ce trop long atelier chronophage

    « Le secret …Il ne ressurgit sans doute jamais autrement que par la question, le questionnement, sur des objets réels, mentaux, imaginaires, souvent laissés pour compte, acquis, périmés, fossilisés dans une langue d’épicier ou de comptable. Et cette question est-elle directement en relation avec l’enfance, probablement pas, elle arrive comme au billard après un certain nombre de bandes pour heurter en mourant la blanche. »

    « Or l’écueil premier serait de bien nommer, de bien questionner, c’est à dire quoi dans bien ? Le juste où l’inspiration… c’est à dire une myriade de possibles, comme autant de textes fragmentaires.  »

    « Cette langue commune confondue avec le sens commun et qui, dès son apparition, amène à résister on ne sait pourquoi, de s’y opposer parfois tellement spontanément, n’est-elle pas l’invention d’un tout premièr ennemi, nécessaire, obligatoire pour parvenir à forger sa propre langue… »

    « De longue pauses sous cette table à examiner les moulures des pieds, sensation militaire de voir sans être vu. »

    L’écriture de soi comme une partie de billard donne au joueur une belle marge d’incertitude et de progression. Mais va-t-il , veut-il vraiment l’utiliser ? En tout cas Merci pour ce cadeau de fin d’Atelier et ton E.T est bien sympathique, je n’ai pas vu son doigt ! Mêeeeeh z’on !

  3. J’ai eu facilité à lire ce texte. Différentes figures ont « poppé » à la lecture, j’ai imaginé les décors de Simenon, sans aucune psychologie où tout ce qui est dit là aurait été sous-jacent, implicite, dans la description d’un geste, ou dans un dialogue, même ambiance pourtant, de l’urbain aux teintes rurales, parce que c’est de l’urbain d’hier, de l’urbain sépia/brocante ? Alors naturellement Kundera ensuite, ce fameux passage sur les lueurs du couchant qui peuvent auréoler n’importe quel objet du charme de la nostalgie, même la guillotine. Malet peut-être aussi ou Céline, on sent bien que la gouaille essaie de trouver son chemin et affleure par endroit. Voilà voilà pour les impressions de lecture.