#40jours #double | le locataire

Face un pan de mur. Court. Petit dégagement. Rompu par un couloir. Creusé. Placard mural portes coulissantes. Grand. Pratique. Porte palière. Tout ça dans le blanc cassé. Lustre boule japonaise. Linoléum crème moucheté. Avec un trou. Déchirure ronde aux bords ourlés. Porte de la salle. Le locataire se voit trier des livres. Dans des cartons. Il s’agit des œuvres d’André Breton. Et de celles de Nietzsche. En format de poche. Il veut les donner. Ou les vendre à un bouquiniste. Il constate qu’il a encombré l’entrée.
Murs soit béton increvable. Soit cloison légère comme plume. Grande pièce. À peine plus longue que large. Séjour salle à manger. À dormir parfois. Canapé noir passé trois plis en mousse. Bon marché. Avachi. Le long de la cloison du couloir. Au-dessus un trou dans la cloison. Papier peint blanc cassé gaufré. Lampadaire halogène noir. Branché à la même triplette que la chaîne hi-fi compacte. Posée sur un meuble d’appoint bas. Bois sombre. Porte-CD en colonne. Presque rempli. Une boîte de CD ouverte sur le haut de la chaîne. Cassettes rangées dans un carton. Grande étagère faisant office de cloison. Séparation de la salle. Bouquins. Bibelots. Au mur une reproduction de Mirò. Encadrée. Tons bleus. Passée la grande étagère, une table. Longue avec deux bancs et deux chaises. À une extrémité un fouillis de paperasses. Des petits objets divers. Stylos. Médicaments. Mal rangés. Posés là n’importe comment. La baie vitrée. Deux vitres coulissantes. Monture aluminium tacheté. Vue sur tout le sud et l’ouest de Paris. Pas de voilages ni de rideaux. Un fauteuil club en skaï. Marron. Tapis marocain noir avec motifs jaunes, rouges et oranges. Lustre quatre branches en fer forgé. Manque une ampoule. Près de la porte un bureau scandinave. Avec chaise-fauteuil ronde. Design. Un jeu d’épreuves ouvert. En cours de lecture. Dictionnaires. Code typo. Le locataire peut se voir assis au bureau. Il trace des signes de correction. Souffle. Se lève en direction de la chaîne. Il insère un CD. In a Silent Way. Retourne s’asseoir. Il se voit reprendre la correction du manuscrit.
Au fond du couloir la porte de la cuisine et un dégagement. Mais au-delà une inflexion à angle droit vers la salle de bain les toilettes et les deux chambres. Le dégagement. Deux mètres sur un mètre cinquante. Permet de mettre un petit fauteuil crapaud une étagère et un lampadaire halogène. Impossible de fixer un tableau au mur. Le béton est trop dur. Le locataire se regarde assis sur le fauteuil. Il essaie de lire Anna Karénine. Le livre est vieux. Il l’a trouvé dans la rue. Le locataire a mal aux yeux. Le bruit des travaux en bas le dérange. Il se lève. Il se voit poser le livre sur le fauteuil. Il a oublié de mettre le signet à la bonne page.
Aussi profonde que la salle qu’elle jouxte. Un vrai corridor la cuisine. On peut à peine se tourner. Tout de suite le frigo. En face un buffet en mélaminé blanc accroché sur une armature grille rouge. À côté du frigo la cuisinière et sa bouteille de gaz. Plus loin l’évier un bac. Au fond sous la fenêtre une table pour deux. Un panier de courses. Deux chaises. Tout formica rouge. La fenêtre donne la même superbe vue sur Paris. Le locataire s’observe couper des tomates dans un saladier. Il se voit ajouter de l’ail émincé. Il sifflote. Le poste de radio diffuse Comme à la radio, de Brigitte Fontaine. Le locataire s’entend réciter les paroles.
Deux portes côte à côte. Les W-C confortables si on peut dire. Pas trop étroits. Aveugles. Ventilation. Réserve de papier-toilette posée sur le lino. Tour du pied en peluche gris clair. Une brosse. Au sol un livre de Nietzsche. Le Gai Savoir. Le locataire se voit repousser les affaires dans le couloir. Il se prépare à nettoyer les toilettes.
La salle de bain aveugle aussi. Ventilation. Avec lavabo et baignoire. Avec petite machine à laver. Avec table à langer coincée contre le lavabo. Un étendoir à linge suspendu au-dessus de la baignoire. Plein de choses à plier. Étagère produits de soin et de beauté. Trousse de secours. Brosses et verres à dents sur la tablette du lavabo. Miroir. Rasoir et lames. Le locataire s’aperçoit qu’il tient sa main au-dessous du jet du robinet. Il vient de se couper à l’index gauche. Il voit le sang couler dans le lavabo. De sa main droite, il cherche le sparadrap. Le trouve. Il se sèche les mains. Il commence à se faire un pansement. Le sang coule encore. Le locataire s’entend pester et jurer.
Fond du couloir Deux portes. À gauche une assez grande chambre. Un lit de cent-quarante. Défait. Deux tables de nuit en bois sombre. Cubiques. Lampes design bon marché et livres. Une petite armoire à glace. Entrouverte. Penderie et étagères à vêtements. Une reproduction d’une Sainte-Victoire de Cézanne. Encadrée. Face au lit. Lustre en boule japonaise orange très clair. La fenêtre en aluminium donne sur une des cours de la cité. Tour de douze étages carrelée. Tout petits carreaux violet noir gris et blanc. Années soixante-dix. Le locataire se sait allongé sur le lit. Il se sent chercher le sommeil. Il est trois heures de l’après-midi. Il a laissé la fenêtre entrouverte. Il fait chaud. Le locataire n’a pas la force de se lever pour la fermer. En bas les gosses de la crèche font du bruit. Il ne trouve pas le sommeil. Il décide à contrecœur de se lever.
Fond du couloir Deux portes. À droite dernière porte de l’appartement. Une chambre à peine plus petite que l’autre. Rien aux murs. Fenêtre donnant sur la même tour et cour de la cité. On aperçoit l’école maternelle au loin. Trois tatamis. Un futon moyen et des traversins pour l’entourer. Draps. Couvertures. Peluches. Tapis de jeux. Lustre en boule japonaise crème. Le locataire se surprend à entrouvrir la porte. Il surveille la sieste de sa petite fille. Tout va bien. Il entend le souffle apaisé. Il la voit couchée sur le ventre. La tête tournée vers le côté. Il se voit refermer doucement la porte.
Le locataire s’entend se dire qu’il veut retourner à l’entrée. Par le couloir en angle droit. Il veut s’arrêter pour fermer la cuisine. Il se sent se raviser. Il a envie de boire un verre de vin rouge. Il se regarde avec attention se servir du saint-joseph dans un ballon. Il emporte le verre en direction de la salle. Il se voit allumer la chaîne hi-fi. Il insère un CD. Il se voit se poser dans le fauteuil club pour écouter Blasé, d’Archie Shepp.

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.

10 commentaires à propos de “#40jours #double | le locataire”

  1. eh bien dis donc, voilà que tu déroges à ta précieuse règle ! car il me semble bien avoir lu des phrases, des vraies phrases avec un sujet un verbe et un complément
    ce doit être l’effet double !
    et le sentiment que tu t’es pris au jeu du locataire !!

    • En fait, j’ai repris mon texte # 05 « visite de l’appartement ». À ce moment-là, mon style saccadé balbutiait seulement…
      Je ne sais pas du tout si j’ai peu ou prou répondu à la consigne. Tout ça est resté très confus dans ma tête.
      Merci en tout cas pour ton retour, Françoise !!

  2. Cette dislocation du locataire qui agit et se regarde agir nous donne la sensation d’un intrus dans un univers qu’il semble connaitre par coeur. Et cela produit un effet d’étrangeté qui me plait beaucoup !

  3. Breton et Nietzsche sur le départ. Miro et Cézanne font le mur. Matières et choses du dedans. L’appartement se ré-ouvre avec lui. Des rouges: formica, tomates, coupure et st-joseph. Il regarde dehors. Il veille sur l’enfant. Tourne presque en rond. Qui regarde qui? Qui est le locataire de qui? Merci Fil

  4. ça fonctionne très bien cette réflexivité, ce dédoublement du locataire qui se voit vivre dans son appartement si précisément décrit ! un sentiment d’étrangeté subtil s’en dégage…Merci Fil

    • Bonjour Muriel
      Merci beaucoup pour ton message !
      Il me fait très plaisir. Je suis vraiment content que ça marche. Pour moi, cette problématique du double n’était pas facile.
      Encore merci !

  5. Un locataire qui cherche tout, qui semble en transit, un appartement comme un long couloir et au bout cette petite fille. J’ai cheminé avec lui. Merci.

    • Merci beaucoup Aurélia !
      Je suis vraiment content que tu aies cheminé avec mon locataire. Le double de celui qui décrit l’appartement.
      Encore merci !