5 – En voyage, les souvenirs reviennent. On n’oubliera jamais le mépris face au scandale du sang contaminé.

Quand je cherche à témoigner d’un voyage très lointain, du plus loin qu’il m’est possible de l’entreprendre en pensée, une chose me revient avec force, ce sont les longs trajets en voiture où ma mère était malade, toussait, s’enfiévrait, ne supportant pas le moindre filet d’air par les bouches d’aération, même en baissant les vitres malgré l’intense chaleur. Les fins courants d’air ranimaient la pneumonie. Alors on fermait tout, on la couvrait de gros gilets en laine, on se disait qu’en suant on parviendrait à chasser les bactéries, à les épuiser, les déglinguer. De notre côté, ma sœur et moi avions le mal des transports. Nous retenions contre notre bouche des mouchoirs imbibés de salive, qu’il fallait cracher à degrés divers, par petits tas, en longs fils, le déglutis se dissolvait curieusement sous le palais, se fluidifiait dans une eau rance. On n’en pouvait plus de retenir cette eau grise qui pliait en sel et en âcreté sous la langue, il fallait s’en débarrasser. Comme des mauvais souvenirs, les trajets purgeaient de tout, fomentaient le vide, l’oubli, et il devenait soudain plus simple de renaître. Phoenix des routes de vacances, les mains agglutinées aux spasmes du relief, nous allions sur des centaines de kilomètres rejoindre des contrées pyrénéennes, où les paysages amples et verts nous changeaient des Monts d’Arrée et des pluies saumâtres.

Aujourd’hui, je voyage pour me souvenir, pour récupérer les souvenirs, pour générer des passerelles et des courroies de transmission entre des épisodes de vie, des visages, des détails au cœur d’un paysage découvert par surprise, puis jeté par-dessus l’épaule, parce qu’en exil tout devient temporaire, on avance, on voit, on jette allègrement les événements par-dessus l’épaule. Aujourd’hui, comme à chaque vacance, je prends la voiture pour me rendre en Bretagne. La brume est si dense que je ne parviens pas à voir nettement à plus de quelques mètres malgré les feux de brouillard. A ce rythme, les yeux fixés sur le parebrise je reviens en arrière dans ma tête : un an déjà, le discours de Poutine tournait en boucle sur France info, j’étais tétanisée, les mots ourdis avec cette gravité de mauvais ambianceur, jeteur de désordre, ce calme apoplectique qui cache la cruauté dégueulasse, les mensonges à pleine balle, la mauvaise foi, l’horreur. A partir de ce discours, un pan du monde avait pris ses frères à la gorge et les avait étranglés de toutes ses forces. Impossible de raisonner, d’imaginer au-delà de la voix, excepté la trajectoire des chars jusqu’à Kiev. Aujourd’hui, je me souviens. Cela fait presque trois heures que je roule dans le brouillard. J’allume la radio et soudain, l’annonce de ce malade du VIH qui depuis quatre ans ne porte plus trace du virus, grâce à une greffe de moelle osseuse, mes mains tremblent contre le volant, je me souviens de ma mère, de sa lutte pour faire comprendre à quel point c’était une maladie affreuse. 1982, j’étais toute jeune mais je me souviens de sa désespérance. « L’Afrique, Continent martyr » disait-elle. Les millions de morts, elle analysait la réaction et la naissance du virus, elle lisait sans relâche, prenait le problème dans tous les sens, faisait des calculs, des dessins pédagogiques pour que tout le monde comprenne comment il pouvait muter, dégrader l’organisme, elle allait chez les voisins, la famille, le village. Elle éprouvait je me souviens une peine immense, et les gens autour de nous disaient que « ça ne concernait qu’une petite catégorie de personnes », que c’était limité aux « marginaux », que c’était « un effet de mode », que bientôt « on n’en parlerait plus »… Aujourd’hui, c’est exactement quarante ans plus tard. On commence à envisager une guérison absolue, mais la méthode demeure malheureusement très risquée, peut entraîner la mort. Bien sûr nous devons saluer les avancées scientifiques. Mais ce soir, dans le petit village des Monts d’Arrée, on reste triste et songeur, on n’oublie pas le scandale atroce du sang contaminé. On n’oubliera jamais le mépris institutionnel face au scandale atroce du sang contaminé.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

4 commentaires à propos de “5 – En voyage, les souvenirs reviennent. On n’oubliera jamais le mépris face au scandale du sang contaminé.”

    • Ta présence Danièle souffle le chaud, oui c’est difficile de trouver le bon angle pour dire ce qu’on retient,
      les thèmes de François sont des témoins qui drainent la course

    • Ah grand merci Françoise de venir me lire, oui j’ai vu avec bonheur comment vos chemins s’entrecroisent également depuis les souvenirs, c’est une forme de liberté qu’on prend et cela fait du bien !