#P9 Texte et photos

C’est une photographie que je n’ai pas prise, dont j’ignore l’auteur, mais qui me parle, me touche au plus profond, cette image de mains posées sur un tronc d’arbre, sans doute très vieux – les rides de l’écorce en attestent, qui portent la trace des ans et des intempéries. Je l’ai découpée un jour dans une revue dont j’ai oublié le titre et la date, une sorte de National Geographic ou bien un truc du même genre, une revue qui entoure des photos magnifiques de paysages (généralement) ou d’animaux (généralement) sauvages de textes (généralement) ineptes. Et soudain, ces deux mains sur le tronc, fragile humain sur nature solide, rassurante. Je lisais à l’époque le magnifique Arbre Monde de Richard Powers, et ma relation naturelle à l’arbre en était exacerbée : grand père bûcheron, père menuisier, et le bois omniprésent qui ne laissait jamais oublier l’arbre, la source. Arbres debout, arbres tombés, arbres à venir, arbres passés, arbres plantés, arbres sauvages, trace des natures, choix des espèces et de leurs interactions. Puis choisir l’arbre qu’on plantera à la naissance de l’enfant.

C’est une grande photo, étrangement boisée elle aussi, ce qui tendrait à confirmer l’emprise de ce matériaux là dans mes traces mémorielles. Sépia. Mon grand-père encore jeune, dressé fièrement sur une ‘grume’ énorme – un tronc dénudé, débarrassé de son écorce et des branches – l’outil d’équarrissage à la main, fierté de l’ouvrier convaincu d’avoir dominé un symbole de nature toute puissante et en même temps, affichage d’un orgueil masculin, mâle, qui date l’époque que trahissaient déjà la couleur passée de la photo, les petits crans dentelés sur les bords, délicat contraste avec le thème de l’image. Le cadre n’est pas bon : le béret sur le crâne du personnage central est un peu coupé, les copains sont massés d’un côté, sans doute pour laisser toute la place au tronc majestueux. Photo trouvée au fond d’un tiroir ; je me demande ce qui a pu motiver qu’elle fût cachée, je n’y vois aucun sujet de honte, bien au contraire, ni même de nécessité de refuser de montrer ce moment là, plutôt glorieux. Désir de tirer un trait sur une époque révolue ? Il y a une date au dos : 1936. Les hommes qui entourent le ‘héros’ ont le même âge que lui, celui d’avoir participé à la première guerre mondiale. Les outils aussi font date, comme d’ailleurs l’activité elle-même dont, dans doute peu de temps après, des machines se sont chargées. Fêtent-ils aussi ce jour là l’annonce des premiers congés payés ? Image d’archive, témoin d’une Histoire.

Ce sont deux autres photos, insérées dans un album couverture cuir. Les pages cartonnées qui portent les images sont brunes elles aussi. Les photos ont été collées entre 1951 et 1965. Elles suivent l’évolution d’une enfant. On utilisait alors des ‘coins’ transparents, soigneusement posés au quatre angles des photographies, pour les fixer dans les albums. Ces coins sont devenus auto-collants plus tard. Mais dans les premières pages de cet album, ils devaient être mouillés pour coller, comme les timbres d’alors. Mouillés, léchés parfois, goût de colle sur la langue. Certains se sont décollés, il faut faire attention quand on feuillette. Le temps passe au fil des pages. Les premières sont soignées, la disposition est symétrique, les images en deux colonnes, ce qui permettait d’en disposer six – petit format – sur grand rectangle qu’on appelle maintenant ‘paysage’, (côtés longs en haut et en bas). Les légendes sont calligraphiées à l’encre blanche, d’un écriture que je reconnais et dont je sais qu’elle est, plus tard, devenue illisible. Le texte donne alors une date, un lieu, et si l’enfant est entourée, les noms des autres, ceux qui, en quelque sorte, servent de faire-valoir à la ‘star’ de l’ouvrage.

De page en page, l’enfant grandit, le texte et la symétrie se dégradent. Serait-ce à dire que l’enfant , au fil du temps, devient moins précieuse ? Ou que le temps manquait ? Il reste des pages brunes vides à la fin, ça s’est arrêté là ; un jour, ils sont passés aux diapositives couleur, et les petits cartons noir et blanc ont cessé de s’accumuler dans des boîtes, des tiroirs, des albums.

Sur la quatrième page, (ou la cinquième, je ne suis pas sûre) la fillette a environ cinq ans, elle arbore une robe manifestement neuve qu’elle fait tourner : la photo est cinétique, le mouvement saisi génère un léger flou au bord de l’ourlet du vêtement. Tout à côté, il y en une autre : on pourrait croire que c’est le même jour – peut-être est-ce réellement le même jour-. La même enfant, endormie, cette joliesse du sommeil innocent, en paix. L’adulte derrière l’objectif est comme absent, l’enfant est le seul sujet, jouissant de son âge, en toute bienheureuse inconscience. Traces.