#L10 Ce qui ne se voit pas

Ce sentiment de honte, elle dit, c’est quelque chose dont on ne parle pas, c’est juste quelque chose qui pèse, le contraire d’un ventre de femme enceinte, qui est un poids dont on est fier, qu’on porte au-devant de soi, qui empêche la grâce et gène la marche, mais qui donne à celle qui le présente respectabilité, attire la mansuétude, les sourires en biais, teintés de bienveillance, on se demande pourquoi cela émeut autant, c’est une affaire si privée que de vouloir un enfant, de la mettre au monde, ça devrait se faire dans le secret, c’est du moins ce que pensait l’amie qui était née en 1900, qui ne portait pas ostensiblement son gros ventre, qui le cachait peut-être, jusqu’à  la veille de son accouchement et elles avaient bien failli se fâcher pour la vie, de cette visite de la mère de Marie-Jeanne et elle, sa meilleure amie, toutes ses années ensemble au pensionnat, ce que cela crée comme liens indéfectibles, dormir dans des lits parallèles cinq nuits par semaine, des heures d’étude coude à coude après les cours, les lettres d’amour jetées par-dessus le mur de son jardin le week-end et qu’elle lui lisait en chuchotant au risque d’être punies au risque de se voir confisquer la lettre par la sœur avec dessus les mots tracés d’une petite écriture indéchiffrable mais avec l’habitude maintenant elle en était devenue maître, dans la volonté de ne pas perdre un mot, qu’il n’y ait pas de trou dans la phrase, qu’il n’y ait pas hésitation entre deux sens à lui donner, ainsi elles s’étaient vues la veille de son accouchement et ne lui avait pas dit qu’elle était enceinte de sa deuxième fille, la veille, elle l’a répété, la veille, tu te rends compte, comment est-ce possible que ça ne se voit pas, que ce ne soit pas la seule chose dont elle ait envie de parler, surtout à sa meilleure amie, de la naissance qui était proche, quelle mère fait ça, elle a demandé, la seule explication qu’elle voyait c’était la honte, de ce qui s’était passé pour en arriver là, à cet enfant sous sa robe, après l’amour dont elle ne savait rien de la réalité depuis les romans plus ou moins autorisés, ce qu’elle imaginait depuis les jolies lettres de son amoureux secret, pour en arriver à cette nuit-là, le fossé entre le rêve et le terrain, ce qu’elle en gardera toujours du dégoût du corps, quelque chose dont elle ne parlera pas, qu’elle n’avouera pas, qui se sentira dans sa façon d’embrasser, de refuser le contact, de garder loin du dedans de ses deux mains la peau humaine, quand les plonger dans la fourrure de ses chiens ce sera avec bonheur et ça se voyait, elle dit, à moins que ce ne soit un déni de grossesse, et laisser le soin de l’enfant à sa mère, de celui-là comme des trois autres, la grand-mère décrite comme douce et menue et toujours parler de ses yeux bleus, une exception parmi les yeux noirs de tous après, la honte inculquée au pensionnat, avec la présence de Dieu en permanence au-dessus de leur tête, à qui il fallait demander pardon, qu’il ne fallait pas offenser, pas peiner et c’était selon, et les séances au confessionnal, à raconter ce qui ne se raconte pas il fallait, dire ce dont on avait honte, dans l’obscurité de la cage en bois avec les genoux abîmés contre le rugueux du bois et lever la tête vers lui, derrière la grille, qu’on apercevait à peine, qu’on reconnaissait parfois et c’était supplice pire encore, savoir qu’on le croiserait, qu’il saurait cela de vous, qu’il le saurait et ce serait pour toujours, c’était sentir le poids en dedans grandir grandir et devenir de plus en plus lourd et le pardon accordé qui n’arrangeait rien, c’était mensonge que la promesse d’un soulagement, l’enchaînement du repentir et du pardon accordé par le prêtre, le seul soulagement qu’elle ait jamais ressenti, c’est de pouvoir sortir de là, en écartant de la main, le rideau noir et faire le signe de croix avant de tourner le dos pour se diriger vers le lourd de la porte à deux battants. Tomber d’un coup dans la lumière, c’était le premier et unique allègement. Devenir mère seulement avec la tête, en laissant son corps en dehors de l’affaire, ce que cela fera aux enfants des enfants des enfants, elle se demande, des dégâts sur combien de générations, et pour cette autre, étrangère, entrée par mariage dans la famille ce sera mêmes dégâts d’une éducation pire encore qu’elle recevrait elle aussi des sœurs, et pourtant trente ans plus tard, la rigidité qu’elle en garderait à vie jusque dans ses emplois du temps, un jour précis pour chaque tache ménagère même pendant les deux mois où elle était en vacances et n’y déroger sous aucun prétexte, et pourtant une génération plus tard et rien chez les sœurs n’aurait changé, serait devenu pire, on peut parler de maltraitance, vous êtes d’accord avec moi, pour elle si petite, quand trente ans plus tôt l’autre ne l’avait pas connue, on cherche des raisons, est-ce de n’y être venue qu’après ses douze ans, après l’école primaire tenue par des sœurs aussi mais tout à côté de la maison et pouvoir rentrer tous les jours chez ses parents, en avoir surtout, ce que cela change, d’être livrée à l’orphelinat et y être seule au monde, dans le grand dortoir des petites l’inspection des lits, la terreur si forte que déjà celle qui avait mouillé ses draps éclatait en sanglots,  que la sœur savait vers quel lit elle devait se diriger pour gronder et le geste qu’elle faisait du bras à arracher les draps dans un combat de blanc et de noir de sa propre chasuble à cornette, tu vois la scène depuis si longtemps et toujours tu te demandes quelle rage quelle haine emprisonnée actionne ce bras de la justice qui va obliger la petite à mettre sa culotte sur sa tête pour que toutes puissent voir la responsable de ce crime impardonnable, ce qui s’inscrira dans le corps de celle qui tous les matins dans le froid réveil de la pièce non chauffée dans les draps de son lit resté secs ressent l’excitation de la peur qui peu à peu s’essouffle pour laisser le champ libre à la honte du soulagement : la sanction et l’humiliation tombées à côté. La fierté peut-être aussi, un infime sentiment d’être quelque chose de mieux que celle qui avait mouillé son lit, allez grandir et vivre après cela.

Accepter la souffrance pour conjurer la honte, avoir mal souffrir se taire /peur recul instinctif retrait se l’interdire il ne faut pas qu’il se voit soit détectable / peur occupe toute la place serrer les jambes les dents aussi / la mâchoire serrée jusqu’aux épaules les muscles qui tiennent la tête debout / garder la tête haute marcher sans regarder ses pieds et même dans les escaliers / tenir la peur enfermée et garder la tête haute / au-dessus de tout / de tout soupçon / rester digne Dieu te voit voit tout ce que tu fais / oublier Dieu l’oublier très fort c’est y penser tout le temps qu’il est sur elle / ça fait mal mais pas tant que ça connu bien pire / quand elle s’était coupée le doigt si profond qu’on voyait l’os / le sang qui avait giclé et les taches qui ne partaient pas / qui s’en était occupée / toujours trouvé une solution pour chaque tache un remède / l’eau de Javel existe depuis combien de temps la question est posée / l’ammoniac pour raviver les couleurs des tissus / les poumons qui se révoltent puis s’habituent / on s’habitue à tout / c’est efficace  étonnant même comme on nettoie un tissu qui ne se lave pas / le tapis de l’appartement en aurait bien besoin / c’est honteux de le laisser dans un  tel état / le morceau de chocolat aussi lui fait honte / celui qu’elle se garde pour elle seule caché dans le placard de l’arrière cuisine / en hauteur pour qu’on ne le voit pas / qu’elle seule de grande taille puisse l’atteindre / la honte que ça lui ferait si sa mère ou la servante la voyait faire / dérober un carré de chocolat par temps de guerre et c’est en priver ses propres enfants / mais ils l’avaleraient tout rond à ne rien en sentir / l’odeur lui reste à elle-même après que le goût ait quitté la langue / le chocolat réconfort / ça va s’arranger c’est la phrase qui lui vient tout le temps qu’il fond entre langue et palais / quand les baisers n’arrangent rien / la langue de l’autre dans sa propre bouche / dans le bain de sa salive quand celle du chien sur ses mains ne la dérange pas comme si celle-là ne souillait pas ou souillait moins que l’autre allez savoir pourquoi / se laisser faire jusque dans la souffrance / ce n’est pas qu’elle ne la sent pas c’est qu’elle a un seuil d’acceptation du mal que l’autre lui fait qui est hors norme / inculqué de mère en fille ce haut niveau / de l’acceptation / et ne se plaindre jamais que dans l’oreille d’une autre femme mère ou fille / se plaindre de ce que l’homme lui fait / lui inflige / la contrainte jusque dans le creux de nuit dans son intimité / c’est toujours mieux que la colère de l’homme / faire taire sa colère la garder endormie tapie / toujours bien présente et y penser tout le temps / même quand tout est calme et parfois plus encore lorsque tout est calme apaisé et parfois joyeux / dans ces moments-là aussi on sait que ça ne durera pas / on reste sur le qui vive / Qui peut vivre comme cela / quelle femme vit autrement / elle ou elle / pour elle c’est autre obligation pour calmer la peur au-dedans / elle fait / elle anticipe / prévient les désirs de l’homme / agit manipule caresse apprend ce qui doit être connu pour sa jouissance à lui / connaît mieux le corps de l’homme / ne touche jamais le sien / le plaisir du sien se fait sans y porter les doigts sans y mettre les mains / serrer les jambes suffit / c’est elle qui a appris à sa cousine / depuis le corps de Ken sur Barbie / les deux statues de plastique avec les seins en obus de Barbie ça suffit / la jouissance coule elle vient toute seule / il n’y a pas de dieu pas de honte non plus / du moment que l’homme est heureux / sera une bonne épouse / lui donner ce qu’il veut / celle qui croit le tenir par la propreté et c’est ce qu’elle raconte / ne dit rien de ce qui se passe la nuit / c’est par le ventre qu’on tient les hommes / pas d’autre choix puisqu’elle a horreur de la cuisine / et même bain d’injonctions pour la fille de Marie-Jeanne si l’enfant était restée dans la maison du Dr Pirlot / une belle maison bourgeoise en briques rouges avec des tourelles et un toit comme celui d’un château et le parc tout autour et en été la végétation qui cachait la maison comme une forêt se referme sur un conte de fées / elle aurait grandi / après la guerre grandi / aurait eu une fille / qui aurait connu la peur / la honte aussi / les deux vont-elles toujours de pair /

La honte de la nudité de son corps d’un infime défaut de ce qui n’est pas un défaut mais juste quelque chose une partie de lui qu’on aurait voulu autrement de forme différente de couleur d’épaisseur de taille éteindre la lumière se cacher dans les vestiaires pour se déshabiller la honte du regard sur soi-même de celui des copines des filles des femmes honte ne veut pas qu’on la voit toute nue qu’il la voit toute nue lui ou lui le regard de l’autre ce qui s’anime dans son œil depuis celui-là qu’on n’oubliera pas le même regard collé à l’iris de tous ceux qui viendront après la honte l’envie d’échapper de se cacher de revêtir le corps l’arracher au regard de l’autre le regard qui brûle qui déshabille qui salit qui entre dedans qu’on ne peut rejeter au-dehors ignorer quoi mettre en écran qui ferait barrière garderait à distance le regard qui perce pénètre  viole le refus de poser nue un jour son regard à lui qui rachète qui se pose sur une photo dont elle a oublié tout des circonstances qui tenait l’objectif on s’en doute aucune image de lui tenant l’appareil pourtant juste le regard de lui venu après longtemps après qui l’aime au-delà de ses peurs au-delà de ce qu’il voit au-delà de sa peau aussi au-delà comme un effet de zoom à exploser la peur. Peut-être s’est-il présenté pour elle ou pour elle, qu’elle a fini par le rencontrer, le laisser approcher mais peut-être pas, qu’il était trop tard que c’est quelque chose qu’on ne peut pas changer depuis le regard déplacé le premier et de tous ceux d’après vicieux vicelard violent vitriolant vivisecteur visée longue portée et pour longtemps le porter collé à sa peau nue honte de se montrer nue comme peau tatouée, tache d’encre indélébile. La honte de son corps nu comme une peau qui lui manquerait, lapin à qui on vient de retirer la fourrure et même rougeoiement de ce qui flambe dans le manque de quelque chose qui ferait barrage au regard la nudité de son corps aussi quand elle est seule c’est même inconfort comme exposer quelque chose d’inconvenant trop grosse trop maigre trop grande trop petite trop de poitrine pas assez ça ne marchera pas écrire depuis la voix ce matin quelque chose de la honte ne peut pas être dicté ne peut pas être élaboré avec la voix la voix qui part du corps du ventre qui remonte pour reprendre souffle se confine dans la bouche entre les dents et la langue à hésiter avant que les lèvres ne les expulsent incapacité de dire la honte avec la voix les doigts à les écrire c’est possible les doigts sur le clavier les mots s’alignent avec la voix elle se refuse il faudra déjouer le piège ses regards imaginaires sur sa peau l’envie de les susciter parfois s’en rendre maître en les provoquant en les anticipant en les imaginant ces regards à effleurer la peau regard contact et ne pas pouvoir dissocier les deux le regard de l’autre en face et le ressenti sur sa peau, issue d’une mère qui brave la honte comme l’ignorer à traverser le salon sans habits sans raison comme partir en guerre contre cette obligation de cacher le corps de le garder couvert enseveli dérobé et l’affirmer en traversant nue le salon dans la lumière du jour sous les yeux de l’enfant sans souci d’esthétisme avec les chaussettes qu’elle a gardées aux pieds chaussettes ou autre chose qui casse la beauté du corps comme la ridiculiser avec un détail trivial forcer le texte à s’écrire avec la voix malgré le refus du matin malgré quelque chose dans le corps qui bloque y aller en force forcer le passage le pas sage traverser le salon toute nue quand tant de mises en garde ne pas coucher se garder pour le mari de plus tard quand elle sera grande et qu’elle ne connaît même pas et de la voix dire et dicter et écrire comme contrebalancer le langage paradoxal affirmer une chose et son contraire embrouiller malmener le raisonnement se promener toute nue dans le salon, écrire c’est sa façon à elle.

Question à ceux qui auront le courage de me lire, mais n’avait-on pas le droit d’épuiser : comprend-on qu’il s’agit de femmes ou filles toutes différentes ? Merci beaucoup.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

2 commentaires à propos de “#L10 Ce qui ne se voit pas”

  1. Je suis allée jusqu’au bout et je t’avoue que j’ai lu ta question avant de lire ton texte. Je ne suis pas certaine que si je ne l’avais pas lu avant, j’aurai vu qu’il y avait plusieurs, femmes, filles, différentes. En revanche, je l’ai perçu, connaissant ta question. Donc, cela n’est pas net, mais cela ne m’a pas dérangé dans la lecture car j’ai pensé que tu parlais à différents niveaux de ton personnage, différents moments, sous différents angles. Et quoi qu’il en soit, ce texte est poignant par ce qu’il raconte. Fort, organique, imagé et quelque peu dramatique, cruel. J’aime beaucoup. L’écriture est claire et puissante. Bravo.