autobiographies #10 | portrait

Elle enfile ses bas de contention. Elle se sent vieille. Elle tisonne les buches dans la cuisinière. Elle s’affale sur la chaise en paille. Elle trie les lentilles. Elle se souvient. Elle marchait vers la fontaine. Elle repoussait les jars. Elle ne parle plus à personne. Elle souffre d’arthrite. Elle devient maladroite. Elle s’en veut. Elle regarde  sa brue. Elle envie son ventre rond. Elle se réfugie dans son  jardin. Elle  cueille des glaïeuls rouges. Elle part au cimetière. Elle lance le grain aux poules. Elle essuie ses mains sur son tablier. Elle traite son mari de « vieux fou ». Elle caresse les boucles de l’enfant. Elle plume une poule ébouillantée. Elle reprises des chaussettes sur un oeuf en plâtre. Elle marie son fils ainé à une femme divorcée. Elle en souffre. Elle chérit son premier petit garçon. Elle a peur de la tuberculose. Elle entend le klaxon de la camionnette. Elle ouvre la barrière du bas. Elle rejoint les autres femmes devant le four à pain. Elle regarde les auvents de la camionnette se lever. Elle achète des pantoufles fourrées à carreaux bleus et noirs. Elle est contente. Elle est seule devant la fenêtre. Elle attend une lettre de son frère. Elle s’occupe de son père impotent. Elle fend  les bûches. Elle trait les vaches. Elle prend la lettre, l’ouvre. Elle pleure. Elle accroche le portrait médaillé au-dessus de la cheminée. 

Elle a dix ans. Elle est au premier rang dans la petite église. Elle pourrait presque toucher le cercueil de sa mère. Elle récite les prières. Elle est la grande maintenant. Elle tient ses deux soeurs par la main dans le chemin creux. Elle regarde son père accablé. Elle retourne à l’école. Elle la quitte au moins de juin suivant même si elle «  apprend bien ». Elle suit  les devoirs de ses soeurs le soir. Elle tient la maison. Elle aide son père au moulin. Elle s’enfuit de la Corrèze pour monter à Paris comme bonne.Elle se marie. Elle ne veut qu’un enfant. Un jour elle est anéantie devant sa maison bombardée. Elle tombe à genoux et pleure avec son mari. Elle l’entend lui dire « t’enflais pas Nénette ». Elle l’entend lui dire qu’il la reconstruira.Elle fait un pèlerinage à Lourdes. Elle parcourt le cirque de Gavarnie à dos de mulet. Elle porte un chapeau avec une voilette. Elle regarde la mer à travers le rocher de la Vierge à Biarritz. Elle prie Saint-Antoine de Padoue au moindre objet perdu. Elle lit Nous Deux. Elle a toujours une ou deux épingles serrées aux commissures des lèvres. Elle étale la peau de renard sur la grande table en bois. Elle trace les contours du patron à la craie. Elle écoute Radio Luxembourg. Elle ouvre la fenêtre de son atelier sur le jardin. Elle appelle son mari pour le déjeuner. Elle le sert. Elle lui cuisine du riz au lait. Elle lave la vaisselle. Elle l’entend ronfler, assis sur sa chaise. Elle embrasse sa fille unique. Elle la suit des yeux jusqu’au tabac. Elle dénoue son tablier. Elle traverse le pavillon  vers son atelier.  Elle s’assoit à sa machine à coudre. Elle pédale. Elle peine à pousser la fourrure d’astrakan. Elle casse l’aiguille. Elle crie « zut ». Elle lève le pied de biche. Elle répare. Elle entend sonner. Elle se presse dans le couloir vers l’entrée. Elle ouvre à sa cliente. Elle lui parle avec déférence. Elle lui promet le manteau pour dans deux jours. Elle ne dort plus. Elle coud la nuit. Elle pose le manteau sur le mannequin. Elle effectue les dernières retouches. Elle glisse les billets dans une boite en fer. Elle en est à son septième avortement. Elle voudrait mourir. Elle ne veut plus qu’il la touche. Elle a le sexe en horreur.  Elle sait qu’il a des maitresses. Elle est coquette. Elle collectionne les escarpins brillants. Elle aime danser. Elle est en mai 1968. Elle a peur des communistes, du drapeau rouge hissé sur la gare. Elle n’ose plus sortir. Elle emmène une de ses petites-filles en car en pèlerinage à Blois. Elle se souvient du plus beau jour de sa vie. Elle revoit sa fille unique dans sa robe de mariée. Elle a imposé à son gendre le baptême de ses enfants. Elle va au carnaval de Nice, à la fête du citron de Menton. Elle aime la Côte d’Azur. Ses riches clientes y ont des villas. Elle ne sait pas conduire. Elle aime être avec lui en voiture et qu’il l’appelle « ma poule ».   

Catherine Guillerot  01/02/2022   

A propos de Guillerot Catherine

Enfance entre Berry et région parisienne. Étudiante à Paris VIII Vincennes en littérature, philosophie et Français Langue Étrangère. Enseignante en Lycée Professionnel pendant 17 ans dans divers coins de France , puis en Collège et en Lycée. Quelques années à Mayotte dans l’Ocean Indien. Amoureuse des mots, du théâtre, de la nature. Voyageuse sur les océans et sur la terre. Ai écrit deux livres « Dialogue avec Jean » et « La traversée d’Ariane ». Fréquente la Maison Gueffier, à La Roche sur Yon lieu d’échanges et de rencontres extraordinaires avec des écrivains contemporains. Ai animé des ateliers d’écriture à la bibliothèque où je suis bénévole.