dialogue #05 | Aube

Camille jaillit dans le couloir. De la verrière du jardin, un oiseau qui chantait, s’échappe, affolé, par un carreau brisé. Elle s’immobilise. Au dehors, le jardin baigne dans la lumière pâle du jour naissant. Sur une chaise accotée au rosier blanc elle croit distinguer une silhouette Son sourire s’estompe pour faire place à une ombre à peine visible. La nuit avait suspendu la réalité aux rêves sans fin mais le jour était là à présent, avec ses doutes et ses peurs. Elle aimerait traverser le couloir à pas feutrés, refermer la porte sans un bruit et poursuivre sa route. Mais quelque chose l’en dissuade. Peut-être ce parfum d’irréalité qui plane dans l’air. Elle attend à tout moment que cette apparition, comme un fantôme blanc, la poursuive et l’enlève au monde. Elle esquisse un geste pour reprendre la direction de la porte d’entrée.
— Qui est là ?
Elle peut deviner maintenant le corps pâle d’une vieille femme, les cheveux blancs relevés en chignon.
La voix tremble : qui es-là ? C’est chez moi ici ! Elle a parlé d’un souffle pour éloigner l’inquiétude, se lève, vite, trop vite, et chancelle, ses jambes la retenant à peine.
En quelques enjambées, Camille est près d’elle. Ses gestes se veulent rassurants. Elle s’accroupie, lui parle doucement : je croyais la maison abandonnée. La porte était ouverte.
Le corps de la vieille dame s’affaisse sur la chaise et d’un geste de la main lui fait signe de s’éloigner.
— Ouverte ? Ce n’est pas possible… Je la ferme tous les soirs avant de me coucher.
Elle frotte son front du bout des doigts. Ai-je encore oublié ?…
Camille esquisse un mouvement pour faire demi-tour.
— J’avais besoin d’un endroit pour dormir.
— Et tu entres chez les gens comme ça ! Tu m’as fait une de ces peurs !
Son cœur bat encore trop vite. Camille le devine, au tressaillement de sa poitrine sous sa robe de coton bleu.
— Je croyais la maison abandonnée. A cause des fenêtres condamnées…
Camille en avait fait le tour la veille au soir. Les parquets du palier grinçaient de fatigue, les vitres brisées de la véranda reflétaient la poussière et l’oubli. A l’étage, les chambres étaient vides. La vieille dame porte le regard vers l’intérieur de la maison qui s’abandonne au temps et aux toiles d’araignées.
— Où as-tu dormi ?
— Dans la première pièce en entrant. 
— Sur le carrelage ?
— Sur la banquette. Camille hésite avant de poursuivre : La pièce, c’était bien un café avant ?
— Il faut que tu partes maintenant, lui répond-elle.
— Dites-moi, et après je m’en vais. C’était un café ? Je veux dire un café et un hôtel ?
Un rayon de soleil vient éclairer la véranda encore assombrit par les frondaisons des grands arbres du jardin. Camille la voit enfin plus distinctement, elle lui semble à bout de force, la solitude en vis-à-vis et la peau sur les os.
— Vous habitez seule ?
L’inquiétude soulevé le corps de la femme.
— Je veux dire… quelqu’un d’autre pourrait me renseigner ?
Le silence flotte, interminable.
— Voulez-vous que je vous aide à rentrer ? A la cuisine, dans votre chambre ?
— Plus tard ! Plus tard ! C’est l’heure que je préfère.
— Je ne suis pas venue par hasard. J’avais noté cette adresse. J’ai dû me tromper de rue. Il n’y a rien ici.
— Ici, il n’y a plus rien. Mais avant, la porte était toujours ouverte. Au retour des promenades du dimanche elle happait les allers et venues, son carillon de fer gris carillonnait sous le vent du courant d’air. C’était une nuée de visiteurs d’un jour ou de plusieurs nuits, de visiteuses aux cheveux lisses venues danser ou boire un thé. C’était la pluie qui faisait s’engouffrer des couples venus se réchauffer. Ils tapaient à la vitre ou au volet sans attendre l’invitation à entrer. Dans l’allée ou près de la rivière, ils discutaient et riaient, se cachaient derrière la cabane une bouteille à la main, un verre dans l’autre. Ils se perdaient dans le jardin et sur l’horizon. Les vols d’hirondelles et les rafales de vent emportaient les rêveurs des chaises longues vers le jardin d’hiver. Il y avait des battements d’ailes joyeux dans les feuillages et l’espace lumineux où après la pluie on pouvait sauter dans les flaques. Augustine ! Je m’appelle Augustine, dit la vieille dame comme s’éveillant d’un songe.
Camille se tenait toujours sur le pas de la porte vitrée.
— On a fermé le café il y a trente ans. Tu n’étais pas née.
— Je cherche un hôtel dans le quartier de Lafond encore ouvert il y a quinze ans.
Augustine indique deux endroits sur le plan que Camille lui tend.
La jeune fille a rejoint le bout du couloir, le paillasson est blanc de poussière. Il y a bien longtemps que l’on ne s’y est plus essuyé les pieds. Elle tourne la poignée sans comprendre les confidences d’Augustine aux présences invisibles. Regarde comme elle est belle. Tu te souviens, j’avais moi aussi cette même insouciance… Elle semble si frêle ! Et forte aussi ! Elle a quelque chose de familier. Les reflets de ses cheveux ? Son regard ? Oui… Son regard… 
— Vous m’avez parlé Augustine ?
— Si tu as besoin, viens dormir encore ici ce soir.

Pas si simple. Ne pas se perdre entre les deux Elle. Ne pas alourdir de transition. 
Loin des 10 000 signes mais encore un petit cailloux posé au chantier. 

A propos de Fabienne Savarit

J'ai toujours eu envie d'écrire des histoires. Le temps me manque, alors j'écris par petits souffles, en atelier, dans des carnets, sur un coin de table. Mon premier roman a été publié en juillet 2020, j'en suis encore ébahie. Mes mots sont voyageurs et se perdent au creux des courants marins. https://www.facebook.com/Fabienne-Savarit-Autrice-105753008006663