Mais regarde donc tes pieds, tête en l’air !

Cramponnée à la chaise paillée, le regard fier et arrogant, ses minuscules bottines de cuir rigide la maintiennent à la verticale sur les tommettes de la cuisine de ferme où la guerre l’a plantée ;  des femmes de tous âges, des enfants  et du lait bourru à volonté. La photo parle déjà mais le vrai premier souvenir est plus tardif, le plafond de cette cuisine c’est aussi le plancher de la chambre commune du dessus, de grosses planches de châtaignier grossièrement rabotées, chaudes aux pieds nus malgré les échardes. Mal jointées, elles laissent passer le jour, la poussière, et surtout les grains de maïs échappés des sacs de jute stockés dans la chambre. Allongée à plat ventre, elle fait tomber ces billes jaunes une à une au travers des fentes et des yeux perdus du bois devenu sec. Elle voit, flou mais elle ne le sait pas encore, elle entend les poules, en bas, qui caquètent en se bagarrant toutes ailes déployées pour attraper les grains dorés tombés du ciel jusqu’à l’arrivée bruyante du chien venu aux nouvelles, bientôt suivi d’une grand-mère au balai vengeur. Il est temps pour elle d’aller au champ, de traverser la cour en espérant éviter les flaques de boue sur sa robe courte et les méchants cailloux pointus qui percent les espadrilles de coton. Puis il faudra suivre à petits pas, sans se tordre les pieds, le chemin de pierre concassées jusqu’à la barrière du pré à l’herbe tendre et accueillante. Patatras, elle n’a pas vu le gros bloc instable, le traître ! Ses genoux seront encore couronnés de mercurochrome, aujourd’hui comme tous les jours. Plus tard, bien plus tard, lunettes sur le nez, elle oubliera comme le sol sous ses pas  d’enfant fichait toujours le camp. 

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