On se dit tout en gardant des secrets juste un peu : Oui, forcé. Ne faire qu’un corps en restant deux. Échanger. Partager. Batailler. Je combats ma paresse pour être à sa hauteur : livres de géologie, Atlas , j’apprends même la morphologie des baleines – au début je me force . Nous partageons mon goût pour la poésie en buvant du blanc celui qui sert pour la cuisine en bas du Frigidaire : On dit réfrigérateur, Frigidaire c’est la marque – tu me dis parfois des trucs dont je me fiche éperdument–, du blanc qu’on rallonge d’eau, en douce. Baudelaire. Rimbaud. Verlaine : tu ne comprends pas enfin si, disons que ça ne te touche pas tu m’expliques. Prévert et Cohen.. tu comprends : Suzanne… c’est un beau prénom tu ne trouves pas? Tu es Suzanne. Je choisis Georges ou bien Janis. Nous écoutons chanter des femmes rebelles. Ferré en boucle. Mahler et Grieg pour pleurer. Nos parents s’habituent à avoir deux enfants en alternance. Nos Jeans ont des déchirures que nous brodons de coton perlé, dans le tien j’entre à peine, je m’allonge pour tirer la fermeture éclair ; je te prête mon blouson sans manches, tu me passes ton boa : cette écharpe de laine hirsute multicolore ; Il t’arrive souvent de te mettre en robe, je n’aime que les pantalons. J’envie tes os qui saillent, ta poitrine plate ; je bande mes seins, je m’affame, toi tu manges tout ce qui te passe sous le nez sans prendre un gramme : ton nez justement, le mien retroussé t’obsède. Regarde ma bosse, mais regarde : je me débecte. Un jour tu seras toi : Pas ça. Sur les quais nous marchons dans nos capes d’invisibilité; la nuit nous avons tous les âges du monde, quinze en vrai. A deux semaines d’écart nous fêtons nos anniversaire, en juin. Tu m’offres ce bracelet afghan… Et connaissant mon cœur elle n’avait gardé que ses bijoux sonores dont le riche attirail.., et puis un jour il faut partir. Ce poste inattendu loin, pour ta mère. Les lettres, les cartes durent une année puis le courrier s’effiloche… Il pleut, Mars me ronge; depuis toujours il semble que j’attends juin. J’achète des pommes en face du cinéma. Ce film de 1974, il repasse au Louxor, je l’avais vu à l’époque . Je croque dans la pomme jaune, tavelée (les mains se tachent avec le temps : elle avait de très belles mains couvertes de taches, elle portait des gants ajourés) ; combien de temps survit une pomme dans le noir d’une cave. Sous le métro aérien il y a des crieurs de cigarettes ; je me souviens du marchand de journaux qui me saluait le matin ; chez Tati j’achetais des collants de couleur, ça file vite un collant : est-ce qu’avec un peu de vernis à ongle on peut aussi arrêter le temps ; en 1968 sous le métro aérien ça brûlait, j’avais neuf ans, j’ai vécu par-là jusqu’à mes dix sept ans… »Dominique ! » C’est ta voix que j’entends. Je me retourne. Il y a cette femme presque trop grande aux cheveux bruns, très belle. C’est ta voix. Ta blondeur me revient dans ce visage qui n’est pas toi,- est-ce la bosse sur le nez qui n’est plus là- : Vertige d’une voix. La dernière fois tu venais de muer, il y avait un peu de duvet au-dessus de ta lèvre : Oui Camille . c’est moi
Est-ce que je pensais à elle en marchant sur ce boulevard. Elle avait cette façon de marcher vite en parlant fort: Quand tu n’es pas à l’aise dans ton corps soit tu te planques soit tu en rajoutes. Pour écarter les dragueurs elle braillait sans s’arrêter en faisant de grands gestes dans une langue inventée qui sonnait russe, – c’est elle qui m’a fait lire L’Idiot à quinze ans –; elle disait regarde ma face de pomme de terre, ça me vient de mon côté russe. J’aimais ses pommettes hautes, son nez court retroussé, le piquant de ses yeux très noirs. Elle détestait son corps, moi mon nez. Il y a cette femme menue aux cheveux courts dans une robe rouge avec un ventre très avancé qui croque une pomme, et ce nez de profil, et ce bracelet à son poignet en contre-jour sur le boulevard. Il y a que presque vingt ans nous séparent et que tu es là.
tentative de ramener la 05 (une amitié ) vers la 08
Merci Nathalie. En livrant cette nouvelle version d’une amitié vous offrez aux lecteurs ce privilège rare de toucher les évolutions qu’un texte peut prendre. Merci pour cette précieuse intimité dans les écritures. Merci et bravo.
Merci Nathalie. J’aime les amitiés sincères et fortes. Envie de savoir où l’autre amie est partie, envie de savoir si elles se sont revues.
Ce serait une grande chance et le temps n’aurait rien changé. Elles se retrouveraient comme si elles s’étaient quittées la veille.