autobiographies #14 | Soixante fragments sans conséquences

le père se tient le buste droit comme un i sur son Solex lui assis sur le porte-bagages à l’arrière l’adulte devant pédaler à la moindre montée l’enfant lui racontant sa journée d’école l’autre pestant parce qu’il ne fait que bouger lui immobile

il a un petite moustache à la Errol Flynn, un débardeur blanc avec écrit dessus Cachaça à la façon de Coca-Cola, un short vert, des tongs et pourtant il lui a plu

il a écrit son prénom au crayon sur son cahier de solfège et Nina l’a lu, puis elle lui a souri

il vole avec l’incroyable impression de goûter une liberté inconnue, les montagnes tout autour le saluent et l’air d’été joue avec lui comme un chat avec un bouchon lors de ce vol de parapente seul face à l’immensité du monde

il le regarde en ce moment même avec ses yeux de chiot comme pour lui dire qu’il n’a pas besoin de chercher très loin les traces de ses souvenirs

à une vingtaine de mètres sous l’eau il se laisse bercer par le courant marin et par l’absence d’apesanteur, un couple de saint-pierre dévoilent leurs rondeurs en tournant lentement sur eux-mêmes, un mérou joue à cache-cache derrière un rocher, les longues feuilles de la posidonie l’invitent à leur bal hypnotique

il s’est assoupi et la voiture a quitté la route pour rejoindre le fossé et s’est retournée et il est hébété et il a cette peur rétro-active de se dire qu’ils auraient pu mourir sa fille et lui et cette vision l’a longtemps poursuivi dans ses cauchemars 

il ferme le livre et les effets hypnotiques de la lecture l’inondent de leur chaleur

l’odeur sucrée de la pâte de coings emplit la maison et les grandes plaques de matière orange découpées en bâtonnets et saupoudrées de sucre laissent présager des retours d’école souriants

il a dix ans, il veut devenir pompier mais il trouve que son prénom est nul

allongé sur la plage la tête dans le ciel, il regarde les fusées éclater dans un bal d’étincelles et de feux multicolores qui n’ont rien d’artifices

il arbore la fierté d’être un enfant heureux en regardant le défilé de soldats fiers d’en être eux-aussi et son père est fier de lui et les gens autour sont tous fiers 

la partie du corps de la femme qu’il ne se lasse pas d’admirer est son dos, il y vit des sensations de vertige

le samedi après-midi, sa grand-mère tient à regarder le match du Tournoi des V Nations à la télé non pas qu’elle aime le rugby mais parce qu’elle n’aime pas les Anglais

les draps de soie de cet hôtel à Hong-Kong le plongent dans une suavité exagérée

les draps en nylon de cette auberge en Écosse font passer ses pieds pour des râpes à fromage et le renvoient à une rusticité énergisante

les lourds draps de coton de Bargemon sentent l’humidité et l’esprit de famille

mon tailleur est riche disait le première leçon de la méthode Assimil pour apprendre l’anglais sans peine

sa peau douce a le goût de toutes les choses qu’il nous reste à vivre

il a vingt ans et il veut ouvrir toutes les portes

le solo de basse de Jaco Pastorious dans Black Market fait vibrer les vitres et le fait entrer en transe ce samedi soir allongé seul sur le lit de sa chambre universitaire 

Les ruelles étroites des souks de la médina de Fès libèrent l’odeur aigre du cuir, la fragrance sucrée des épices et le parfum du cade qui s’échappe des sculptures dentelées

la cheminée, plus utilisée depuis des lustres, était fissurée sur le plancher du foyer et lorsque les cendres incandescentes se sont engouffrées dans ces interstices pour atteindre la poutre en dessous, le feu a signé son acte de naissance avant de détruire la bibliothèque de son père qu’il a vu pleurer pour la première fois

il a du mal à trouver les mots pour expliquer tout ce que la musique de Frank Zappa lui dit

ils sont sur la terrasse du débarcadère du téléphérique en haut de l’aiguille du Midi, il a vu cet alpiniste aux traits tirés apparaître derrière la rambarde qu’il enjambe lentement pour se retrouver au milieu des poussettes criardes et des mamies avec leur glace et il a honte

sa Triumph Bonneville se balance d’un côté et de l’autre pour suivre la route sinueuse de montagne et il se dit que tracer une route comme celle-là devait ressembler à composer une symphonie toute en rythme

il a tapé le mur en pierre avec son poing pour seule expression de sa colère et la douleur qui était tapie au fond de lui irradie maintenant dans ses phalanges ensanglantées

sur le rameur de sa lutte contre les années, il transpire les gouttes de sa vieillesse, nostalgique du temps où, lorsqu’il ramait, il allait quelque part

le mélange de rose et de bleu qui apparaît dans le ciel juste avant le coucher du soleil n’est pas de très bon goût

il a trente ans et il veut être père

les rendez-vous avec la chorale que ses collègues abandonnent peu à peu se sont transformés en cours particuliers jusqu’à disparaître définitivement

Where is my hat ? questionnait la deuxième leçon de la méthode Assimil pour apprendre l’anglais sans peine

ils ont passé plusieurs samedis après-midi à réparer la vieille Flandria trouvée dans une décharge et ils ont été récompensés en s’offrant chacun leur tour une petite virée dans le parc voisin avant que la vieille guimbarde ne coule une bielle

il se serait appelé Catherine s’il avait été une fille mais selon toute vraisemblance il n’aurait pas été lui

the rocky horror picture show qu’il a vu dans une petite salle d’un ciné de Greenwich village avec ses spectateurs-acteurs a été pour lui une illumination

quelques jours avant les épreuves écrites du CAPES, il est allé voir Délivrance de John Boorman avec son pote Aldo et ils n’ont plus ouvert la bouche de la fin du film jusqu’au retour à la cité universitaire

sa table de chevet déborde de piles de livres qu’il n’a pas lus mais qui demeurent là en transition car avant de se plonger dans leurs pages, ils doivent s’imprégner de l’air qu’il respire

lorsque Charlton Heston en Moïse demande à ses ouailles de suivre son bâââââton, il ne peut pas s’empêcher de rire

il a plongé depuis un promontoire dans une rivière en Corse et a frôlé un rocher qui était à fleur de la surface en entrant dans l’eau et puis il est allé boire des bières avec l’envie de se saouler

il a quarante ans et il trouve la vie longue et passable

il raconte l’histoire de Baléno la petite baleine qu’il invente phrase après phrase, elle l’écoute avec de grands yeux, elle le regarde avec de grandes oreilles et ils ne veulent pas s’endormir

devant les remontrances de son rédacteur en chef qui se plaint de la longueur de son article, il lui répond qu’il n’a pas eu le temps de faire court

le mardi 16 octobre 2010 à 15h35mn, il buvait un thé devant les plantations de Bois Chéri sur l’Île Maurice et il se demandait s’il pourrait vivre à cet endroit

lors de son premier accident de moto, il a glissé sur la chaussée jusqu’à s’arrêter sous une voiture en stationnement

le dimanche de Pâques, sa mère prépare un civet de lapin qu’elle porte au boulanger pour qu’il finisse de le faire cuire dans une pâte feuilletée et ils appellent ça la tourte

il jongle avec des boules de pétanque parce qu’il n’y a rien de mieux pour aiguiser sa concentration

poule vorde est incroyablement intelligente, poule pocket est dramatiquement conne, poule naref porte ses plumes comme une mise en plis et poule danse ne veut jamais aller se coucher

son premier souvenir de film au cinéma, c’est le monde du silence de Cousteau

les portes de la ferme s’ouvrent simultanément en haut et en bas tandis que le générique des aventures de Saturnin le petit canard résonne dans la télé en noir et blanc

il a cinquante ans, il a fait le tour des boulots qu’il a exercés et il cherche encore quelle voie prendre

il regarde le premier film réalisé par son fils et se demande d’où cette violence a-t-elle bien pu sortir

il mange des Batna, il adore les Batna et il se dit que c’est tellement bon, les Batna, qu’il pourrait en manger toute sa vie

il est pris d’une quinte de toux à la terrasse d’un bar et le patron le vire comme un malpropre le croyant malade sans le sou et il ne peut pas répondre et tout le monde le regarde et il passe pour un clodo et il veut défendre sa dignité et il n’y arrive pas

il se réveille dans la peau d’un autre et il écrit cette histoire dans un roman qu’aucun éditeur ne trouve digne d’être publiée

la poire est sans doute le plus suave des fruits, son jus glisse dans la gorge en libérant les papilles de leurs chaînes jusqu’à perler à la commissure des lèvres

il adore chanter à tue-tête le Mexico de Luis Mariano et dans la voiture, sa femme et ses enfants hurlent à la mort comme des coyotes sur le point d’être égorgés

en pleine discussion avec Corto Maltese, ce rêve récurrent n’a jamais de fin car il a toujours quelque chose à lui dire

un jour à la Comédie Française pour voir du Marivaux, il s’est dit qu’il ne sera jamais comédien

un soir d’été, alors qu’il n’avait pas sommeil, il a compté vingt-huit étoiles filantes et puis il est allé se coucher et il a rêvé que chacune de ces étoiles avait une histoire à lui raconter, alors il a pris un stylo et elles ont raconté

il aura peut-être cent ans un jour et il se dira alors que tout ça doit disparaître

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

6 commentaires à propos de “autobiographies #14 | Soixante fragments sans conséquences”

  1. cette troisième personne qui ouvre la plupart des images..(Il comme personnage à naitre?) …: « il se serait appelé Catherine s’il avait été une fille mais selon toute vraisemblance il n’aurait pas été lui »
    « sa table de chevet déborde de piles de livres qu’il n’a pas lus mais qui demeurent là en transition car avant de se plonger dans leurs pages, ils doivent s’imprégner de l’air qu’il respire » (deux phrases qui me plaisent beaucoup )

  2. Ce « il », en début d’écriture était un « je ». Et puis, je me suis rappelé l’impératif de François : « ni je, ni moi ». Alors, j’ai un peu triché en le transformant en « il ». Mais tu as raison, ce pourrait être un personnage à naître. Merci Nathalie.

  3. j’ai parcouru plusieurs fois tes soixante fragments, à chaque fois j’ai découvert de nouveaux éléments, comme des couches qui se dévoilent progressivement
    tant de choses dites ou non dites
    le il qui revient régulièrement donne une continuité (vais-je l’utiliser aussi ou vais je laisser un certain désordre s’installer ? je ne sais pas encore)

  4. C’est drôle ce que tu dis, j’ai également eu ce sentiment de couches superposées en l’écrivant sans qu’il y ait de réels rapports entre les fragments à part ce « il », comme des couches de peintures disparates. Je crois qu’il y a effectivement un air de non-dits qui plane. Ça mérite d’être creusé. Merci pour tes sensations.

  5. Il y a peut-être des non-dits, mais ce qui est dit est très bien dit. J’ai d’abord lu ton texte du début jusqu’à la fin, puis de la fin jusqu’au début et c’est comme si je lisais un texte complètement nouveau !

    • Merci Helena de tes lectures. Ce que je trouve intéressant dans cette proposition c’est de goûter aux blancs qui se trouvent entre les fragments, ces sauts de ligne qui nous emmènent d’une image à l’autre. On ouvre des portes qu’on laisse ouvertes et, au final, ça fait un lieu avec plein de portes ouvertes où le vent souffle. C’est comme ça que je l’ai ressenti en l’écrivant mais aussi en lisant les autres propositions.