autobiographies #13 | après-guerre

Elle, cette voix si peu manifestée de façon forte, voire violente, avec toutes les choses brassées en dedans, exacerbées, les frustrations, les désirs impossibles.

Non jamais je n’ai rechigné aux travaux imposés par la vie à la ferme, par la vie rude au sein d’une famille installée depuis des générations dans un coin de campagne, ayant agrégé à force de mariages parcelles de terre, jardins et prairies pour faire vivre des bêtes. Reconnaître tout de même que ce sont les frères qui ont fait le sale boulot, les aînés — la chance était de mon côté, oui sûrement une chance d’être née après eux et d’avoir eu une mère qui avait tenu le coup suffisamment longtemps pour que sa marmaille soit grandie et que je n’aie pas à m’en charger. J’ai fréquenté l’école religieuse le temps d’une enfance, les sœurs étaient sévères et tapaient sur les doigts, il fallait s’en méfier. Dans la mesure où on se montrait raisonnables, tout se passait bien, enfin je crois. Juste faire preuve de soumission. Juste ne pas faire d’histoires, être gentilles. Les sœurs avaient le front et les joues enserrés dans des voiles amidonnés — on ne voyait pas leurs cheveux ou alors juste une fine mèche égarée –, la mine souvent rébarbative. Je ne voulais surtout pas leur ressembler. Chez moi aucun penchant pour la religion, aucune envie de consacrer ma vie au Seigneur et une secrète détestation pour les obligations de communion et de confesse. Dans mon silence je rêvais. Je rêvais de belles robes avec fronces à la taille et ruban dans le dos, je rêvais de tissus chamarrés, de Vichy frais, de voiles d’une blancheur céleste. Où pouvais-je espérer me faufiler pour bénéficier d’une trêve, m’avancer dans une allée au sable plus doux que la boue des chemins qui venait crotter jusqu’au seuil de nos maisons ? Ma marraine installée dans le bourg pas loin de l’école était couturière, elle faisait des retouches et fabriquait des corsages, des manteaux et des robes de mariée, elle avait grand besoin d’une apprentie. On laissait les sabots à l’entrée, l’atelier devait rester propre, chaque chose rangée à la bonne place. Les fenêtres ouvrant sur la rue principale étaient larges (très différentes des ouvertures étroites de la salle de ferme au cœur d’un bâtiment tassé pour moins prendre le vent) et le soleil du matin entrait fort dans la pièce. Je dessinais les morceaux de patron sur des calques, les découpais, les agençais sur la table centrale où étaient déployées les coupons dans le bon sens du fil, épinglais, dessinais le pointillé des coutures, bâtissait tout en poursuivant le crissement des ciseaux qui taillaient dans le tweed ou le drap. Il m’en faudrait du temps avant d’être autorisée à couper sans rien gâcher. Ainsi j’avais les mains dans le tissu du matin au soir, manipulais les aiguillées, le corps au propre et joliment habillé. Un privilège dans cette période de l’après-guerre où se propageait cette espèce de joie hurlante et indescriptible à faire couler les larmes après le sang, comme une explosion à travers nos territoires blessés.

Bien des hésitations avant d'attribuer ce "je anonyme", cette voix narratrice qui n'est pas l'auteur, mais une autre qui parle. Pas forcément tout compris, ressenti. Néanmoins j'ai voulu faire quelque chose, donner de l'épaisseur aux propositions précédentes et réinvestissant une fois encore le personnage féminin qui cousait dans la lumière de la cuisine.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

8 commentaires à propos de “autobiographies #13 | après-guerre”

    • Salut Clarence et merci de me saisir au vol, le texte à peine posé…
      pas du tout sûre de ma voix narratrice, pas du tout sûre d’avoir abandonné la « narration traditionnelle », sûre en tout cas de m’être balancée dans un temps d’avant, âpre et exigeant en énergie, réclamant toute l’ardeur du corps et de l’âme pour poursuivre la route…

  1. Ce texte, il me parle de l’émancipation d’une femme et, va savoir par quel chemin bizarre, il m’a conduit vers la bande annonce de Identificazione di una donna de Antonioni. L’abandon de la “narration traditionnelle” aurait marché ? Je ne m’étais pas rendu compte que ce je était d’un temps d’avant, elle m’a semblé très contemporaine.

  2. Merci Bernard d’être passé par mon atelier de couture…
    Comme quoi les choses n’ont pas changé tant de que ça ! je ne parle pas de la vie à la ferme mais de la situation des femmes… ou alors ce doit être l’effet de l’écriture ?
    merci infiniment pour cet écho

  3. De l’écriture c’est sûr et aussi j’ai découvert (mieux vaut tard que jamais) ici que dans écriture il y a lecture. J’aime l’idée de lire quelque chose de différent de ce que tu as écrit

    • c’est même génial de découvrir cela à point nommé !…
      oui, les textes s’épanchent au-delà du champ de leur création, vont réveiller des recoins, des images, des scènes oubliées ou rêvées… nous les recevons les bras ouverts et le cœur chargé…
      et si nous n’avions plus du tout de souvenirs, si tout s’effaçait soudain comme l’écrit Annie E. ?
      « Tout s’effacera en une seconde… tout s’éliminera, ce sera le silence et aucun mot pour le dire, de la bouche ouverte il ne sortira rien, ni je ni moi »

  4. Tilt pour l’école religieuse, en quelques phrases, tout est dit, le monde est cadré, être raisonnables, juste faire preuve de soumission, pas faire d’histoires, juste se mettre sur des rails et ne plus en sortir, ça peut faire de parfaites rebelles…réminiscences…merci pour ces évocations (personnelles ou non)

    • Merci beaucoup Monika pour ta visite…
      ces mondes un peu anciens, plutôt celui de ma mère et de ses ascendantes, en tout cas des mondes où le féminin « demeurait à sa place »
      mais j’y ai « goûté » aussi d’une certaine manière…
      être sous cloche entraîne à la rébellion forcément !