« Car c’est un visage, un jardin! » (*)

Qu’en est-il de cette courbe délicate qu’effleurent mes doigts ? Sous le grain, lisse et doux, de ta peau voici voyages et récits. J’essaie de les lire, d’en deviner les mots le long des traits fins de ton visage, comme ce sourire que tu esquisses gardant l’énigme de ta vie.

Un simple sourire serait-il ton visage ? Déjà confus. Déjà flou. Simple ébauche. Cette idée se perd alors que je m’éloigne, toujours plus vite, tandis que tu avances, à ton pas. Je perds ce sourire. Je n’entrevois plus qu’une ligne, un trait. Et ton regard s’évanouit en moi, confondu entre ciel et mer. Je recule toujours plus vite et tes pas vers moi sont un ailleurs qui, à jamais, nous sépare.

(– Regarde !

– Quel horizon disent tes mots ?

– Écoute !

– Ai-je perdu le son de ta voix, le velours des mots sur tes lèvres ?

– Viens !

– J’ai du mal à franchir l’horizon.)

Jour après jour, ton visage est mien. Je m’approprie ton regard, cette courbe de la joue, l’ourlet de l’oreille. Je veille sur ton visage comme cette lente respiration, apaisée, nocturne, confortante. Ainsi, avec le temps, sur les mers les plus tempétueuses, rentré au port, j’en reconnaitrait, entre mille visage sur le quai, cet incarnat, ce si bref éclat dans le regard, le frémissement à la commissure. Dès la pointe des monts enneigés sur le fjord, j’en verrai les rires après les larmes inquiètes. J’en embrasserai la voix chantante. Il est cette ancre où accrocher ma vie errante, ton visage.

Pays, monde, rivière, rivage, le visage n’est rien sans mon regard sur toi. Il est ce reflet impossible de moi sur toi, de toi vers moi, une rencontre éphémère. Un rapprochement de nos lointains inaccessibles. Un dire du jour, scintillement ou pluie, orage ou aveuglement. Qu’importe si nos voix peines à s’entendre, nos regards à nous voir. Reste l’instant, cet éclat, ce bref, inaccessible, intense et éternel regard qui a déjà compris avant que les âmes mêmes n’aient à dire une seule parole. Il est lumière du matin, cette juste aurore qui chasse à peine la nuit, ton visage-rêve, ton visage-sommeil, ton visage musique du monde en éveil, la feuille frissonnante, le tremblement de l’étoile du matin, la brume à l’horizon, ce chant lointain.

film de Jacques Demy (1963)

(*) Pascal Quignard, « Dans ce jardin qu’on aimait », Folio, Gallimard, Paris, 2017, p. 45.

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