Agonie

Bouche dissimulée par un encombrement de tuyaux. Les yeux mi-clos comme aux aguet. Paupières lourdes d’une léthargie mortelle. La peau distendue, assouplie ou affaissée.

En son for intérieur : la mer aux multiples miroirs qui se détache d’un rivage escarpé. Porte d’un monde exotique où règnent les grands palmiers silencieux. Foudroiement du désir fauché dans son élan.  

Il y a en moi un autre, papillon de nuit aveuglé par la lumière obscure, affolé de ne pouvoir trouver la sortie, et l’autre qui l’enferme à double tour, gardien amnésique ayant perdu la clé, sanglé dans sa sévérité sans but, centré sur sa tâche, accomplie par devoir, juste pour ainsi maintenir la ligne, l’essence même de cette vie ignorante.

Et maintenant je suis mort, mais pas plus avancé, car ma voix résonne blanche et sans timbre, onde négative d’une présence qu’on ne peut véritablement cerner et qui pourtant s’obstine à hanter les lieux de la mémoire, s’infiltrant dans la lumière matinale d’un printemps sans promesse autre que la répétition infinie de sensations vagues, imperturbable rappel à l’ordre auquel tout obéit, même le moindre bourgeon dans son espoir dérisoire d’être un autre, voix blanche qui s’effraie  un peu de son pouvoir, le regardant s’accroître et s’enfler au-dessus des êtres et des choses, obstiné boutoir qui ébranle la porte de l’infini sans savoir si derrière il n’y pas le néant, une vibration pas plus. Et la courbe sinusoïdale de nos êtres parfois se rencontre. Vraiment je suis mort et je ne le sais pas.

Visage partagé entre la douleur et le soulagement. Les maxillaires dissymétriques masquent avec peine une colère inutile. Le regard fixe sort littéralement des orbites pour ne se poser sur rien qui puisse l’atteindre.

En son for intérieur : Des groupes d’hommes qui se rassemblent et l’ignorent, palabrant à n’en plus finir en phrases résonnantes sur une place à l’écart des trafics. Ils n’ont jamais pris garde à sa haine.

Je t’écoute mais je ne t’entends pas ; plus fort que moi, plus fort que ma parole il y a le lieu qui n’a d’autre volonté que de venir au jour, il parle et c’est lui qui vient toucher mon oreille, il parle et son balbutiement n’a pas plus de force que l’instinct, c’est à dire beaucoup plus que ma simple volonté, hésitante et molle devant tant d’efforts à devoir défaire le monde.

Je parle la voix des choses, elles se mêlent en un brouhaha indéchiffrable je ne les écoute pas quand elles me traversent ainsi, la raison est seulement mécanique ; la raison enchaîne mes images plus sûrement qu’aucun tyran jamais ne le fit. Mon temps n’a plus de limite, je m’égare dans une attente démesurée mes pas s’en vont comme les paraphes d’un nom sans mémoire.

Le visage n’a plus d’espace pour y écrire le temps passé. Aux lèvres minces s’accrochent des mots répétés sans suite, hors de propos, comme on en dit dans ces occasions.

En son for intérieur : la proie apeurée qui sent sur elle le regard rapace de celle qui voudrait emporter des pans entiers de sa vie, les déchirer , les éparpiller sur le chemin pierreux.

D’un seul tenant il est sorti de moi, tout armé de son bruit qui bourdonne étrangement, c’est à dire dans une autre dimension que celle où je suis maintenant aveuglée espérant dans mes tâtonnements maladroits le rejoindre et  l’espace s’étend, nu et froid devant mon regard transpercé, et rien ne compte que l’emportement dont la force pousse. C’est un peu plus qu’un simple trait, un vecteur, une impulsion sans cesse renouvelée dépourvue de nom et d’origine traversant les espaces infinis pour y rayer le vide.

…ça crie en moi, les portes grincent dans le dédale où continuent de tourner les enfermés, et les murs résonnent d’un gravier écrasé, d’un pas muet au rythme maladroit, d’un peu de cet espoir que le bleu du ciel vient parfois dessiner au-dessus de ma tête. Pauvre tête, si faible si malhabile à contenir en elle tant de lieux qui l’écrasent et la broient. Ils ont tous disparu, un à un dans ce caillot de sang et depuis comme ma langue bute sur la phrase, comme le mot résiste à l’œuvre de ma langue, comme elle est infinie la peine qui me noie.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.